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aussi quelques beaux vénitiens, parmi lesquels deux tableaux de Carletto, le fils de Paul Véronèse, ont attiré très spécialement notre curiosité, car ce sont les seuls que nous ayons vus jusqu’à ce jour de cet artiste, mort si jeune et porteur d’un si grand nom. Vénitien né doublement, et par sa patrie et par la tradition paternelle, il ne faut pas demander s’il est coloriste, mais, fait assez particulier, sa couleur nous a rappelé beaucoup moins celle de son père que celle de Tintoret, et nous a offert aussi un rapport étrange avec le coloris qui se rencontre dans quelques œuvres d’un artiste de date bien postérieure, Pierre de Cortone, surtout dans un remarquable Sacrifice d’Iphigénie qui se voit au Capitole. Cependant toutes ces œuvres, quelque belles qu’elles soient, parviennent avec peine à obtenir du visiteur l’attention qu’elles méritent, car elles souffrent d’un terrible voisinage, celui de V Ascension du Pérugin, une des plus belles œuvres certainement que la peinture ait produites. Quelles que soient les sollicitations qui leur sont adressées, les yeux restent cloués obstinément sur cette œuvre, et lorsqu’enfin ils s’en détournent rassasiés d’admiration, ils se refusent à voir rien d’autre.

Quelques Parisiens se rappellent sans doute encore ce tableau, car nous l’avons autrefois possédé au Louvre, où il figurait parmi les dépouilles triomphales rapportées d’Italie; puis l’empereur en fit cadeau à Lyon où les alliés le trouvèrent en 1815 et d’où ils l’enlevèrent pour le rendre au Vatican. Heureusement Pie VII avait conservé bon souvenir de l’accueil que Lyon lui avait fait naguère, et, en témoignage de gratitude, il rendit l’Ascension à cette ville. Peu de choses nous ont plu davantage, et aucune ne nous a procuré un plaisir plus austère. Cette œuvre si digne d’être admirée a cependant rencontré un juge sévère, et ce contradicteur n’est pas le premier venu, car il n’est autre que Mérimée, ce qui prouve combien le goût le plus sûr est encore sujet à erreur ou à défaillance. Comme réfuter son jugement est pour nous un moyen de faire ressortir quelques-unes des beautés de ce tableau, nous voulons le citer entièrement; il est d’ailleurs aussi court que net. « Le caractère des figures et les poses sont admirables de naïveté et de noblesse; mais le dessin est sec et dur comme celui des premiers peintres grecs. La Vierge, qui occupe le milieu du tableau, n’est pas une femme. Il me semble qu’à cette époque on ne savait ce que c’était que la composition, ou bien qu’on ne faisait aucun cas de cet art. Les figures sont placées au hasard à côté les unes des autres, et pourraient être déplacées sans que le tableau en souffrît. » Voilà qui est franc; seulement c’est tout le contraire de la vérité. « Le dessin est sec et dur comme celui des premiers peintres grecs; » il est sec et dur à peu près comme celui des premières œuvres de son élève Raphaël, et