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part du bas de la colline et débouche sur la terrasse de Fourvières ; je l’ai monté et descendu plusieurs fois, et toujours seul. Par où arrivent donc tant de fidèles, et faut-il croire qu’ils sont transportés au sommet de la colline par un miracle analogue à celui qui transporta jadis la petite maison de Nazareth à Lorette ? D’où qu’ils viennent d’ailleurs, ils prient avec un recueillement où l’on retrouve bien l’image de la dévotion à la française, et à certains égards l’image de quelques-unes des meilleures qualités de notre nation. C’est un recueillement sans effort qui ne cherche pas à s’absorber dans l’oubli de ce qui l’entoure, et cependant ne s’en laisse pas distraire. L’église est pleine à la fois de bruit et de silence ; les visiteurs vont, viennent, se renouvellent, l’œil du fidèle ne les cherche ni ne s’en détourne. Chacun prie pour son compte sans que son voisin lui soit à curiosité ou à trouble, avec cette tenue correcte et cette simplicité ennemie de toute affectation qui distinguent les bons échantillons de la nature française. Mes visites à Fourvières auraient suffi pour me convaincre que la piété ne requiert pas de conditions plus spéciales que celles de tout autre exercice de l’âme, et que le recueillement n’exige pas un plus grand isolement du monde extérieur que le sommeil ou la pensée. Prier ou penser au milieu de la foule et du bruit n’est difficile que pour ceux qui n’ont l’habitude ni de prier ni de penser ; si le vacarme de la journée ne peut rien enlever de sa profondeur et de son intensité à une méditation de savant ou de lettré, pourquoi enlèverait-il à la prière d’une âme religieuse quelque chose de sa ferveur et de sa sincérité ?

L’église n’a d’autres ornemens que les ex-voto et les témoignages de reconnaissance des fidèles exaucés, mais en revanche c’est par centaines qu’il faut les compter ; les chapelles en sont remplies, les murailles en sont tapissées, les piliers en sont recouverts depuis la base jusqu’au faîte. Je vois d’ici nombre d’incrédules sourire ; pour moi, je n’en ai ni envie, ni désir, et cela pour beaucoup de raisons dont quelques-unes regardent la simple philosophie. Parmi les incrédules qui sourient il y en a sans doute plus d’un qui tient pour article de foi ce trop douteux axiome qui sert de base à la société dont nous faisons la difficile et incertaine expérience : le nombre fait la sagesse. Eh bien ! mais voilà, j’imagine, une sérieuse application de cet axiome. Des milliers et des milliers de personnes viennent m’affirmer qu’elles ont été exaucées ou guéries après s’être adressées à la Vierge. S’il n’y en avait que quelques-unes, je pourrais rejeter les témoignages, mais ils sont si nombreux que je suis obligé de les tenir pour vrais, du moment qu’il est entendu que je dois accepter comme expression de la vérité le suffrage du nombre. Au contraire, s’ils ne sont pas vrais, en quoi le nombre m’offrira-t-il ailleurs plus de garanties, et que vaut le suffrage des multitudes ?