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une petite lampe d’huile de naphte, Chaike était assise derrière le comptoir, le Juif louait Dieu dans un coin d’une voix pleurarde, et un homme, installé devant l’une des tables, se leva en saluant avec respect, mais sans la moindre trace de servilité; puis cet homme resta debout, le regard fixé sur moi.

— Etes-vous Cyrille? demandai-je en m’approchant de lui.

— Oui, monsieur, je suis Cyrille, que désirez-vous de moi?

— Nous avons le temps d’en causer, répondis-je; Chaike, donne-nous de ton tokai.

Chaike sortit, le Juif ferma les yeux, et continua de prier en balançant le haut du corps.

Cyrille n’était pas grand, il était plutôt petit, et n’avait l’air ni sauvage, ni effronté, ni fourbe, au contraire. Il me fit l’effet d’un paysan avisé qui a servi dans l’armée ou fréquenté l’école. Ses bottes neuves étaient cirées avec soin, son sierak[1] noir retombait sur des chausses de beau drap gris, sa pipe courte était montée en argent. A côté de lui gisait une canne plombée. Sa physionomie nerveuse était singulièrement agréable, éclairée sous un front proéminent par des yeux gris, aux longs cils, aux épais sourcils noirs. Il portait les cheveux courts, sa moustache tombait mélancolique plutôt que hardie de la bouche un peu épaisse au menton bien rasé. Tel était l’homme dont l’intelligence, la ruse et l’audace faisaient trembler toute une province, qui pouvait impunément nous piller et nous mettre à contribution.

Lorsque le vin nous fut apporté, je m’assis, et, sur mon invitation, Cyrille en fit autant. Sans tourner la tête : — Sortez! dit-il.

La Juive obéit sur-le-champ.

— Et toi, faudra-t-il que je t’aide? — reprit Cyrille, s’adressant au Juif. Celui-ci se leva, les paupières à demi closes, et suivit sa femme en murmurant ses prières. — Je suis à vos ordres, mon bon seigneur, dit alors Cyrille.

J’attaquai d’emblée la question. — On a volé chez nous de l’argenterie...

— C’est incroyable! s’écria le voleur, vous n’avez que des gens sûrs à votre service, et tout est bien gardé.

— C’est un fait pourtant; aussi suis-je venu demander ce que vous exigez pour nous rendre cette argenterie.

Cyrille se mit à sourire. — Voyez-vous, dit-il, jamais encore un seigneur ne m’a parlé si poliment, à moi, voleur... Vous savez bien, n’est-ce pas, que j’ai pris votre argenterie, et, si vous l’ignorez, je vous l’apprends; je l’ai prise, et le coup n’a pas été des plus faciles... Un instant si court et tant de témoins ! Mais puisque vous agissez

  1. L’habit des paysans petits-russiens.