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de la saison; l’autre, maigre, courbé, a les joues creuses, des yeux clignotans, un crâne chauve et de longs doigts dont il rogne les ongles avec un canif.

Ce sont les commissaires du tribunal qui retournent à Toulava. Aux premières questions que je leur adresse, ils haussent mystérieusement les épaules et répondent en toussant d’une manière évasive pleine de dignité, mais à peine sont-ils à table devant une bouteille de vin de Hongrie bien doré, qu’ils se dérident et deviennent communicatifs, chacun à sa manière.

— Eh bien ! avez-vous mis la main sur les coupables ?

— Comment pouvez-vous demander cela? réplique l’individu essoufflé en broyant une aile de volaille entre ses fortes mâchoires. Nous avons l’expérience de ces sortes de choses, nous connaissons le pays et les gens. Qui donc serait coupable, sinon la commune de Toulava tout entière? Ceci posé, enseignez-moi le moyen d’arracher un aveu, d’obtenir seulement un témoignage!

— Croyez-vous, reprend le personnage maigre en grattant ses ongles, croyez-vous que nous ayons épargné les paroles, la plume, l’encre ou notre autorité? Mais voici ce qu’il y a : la commune de Toulava connaît son monde, elle sait que tel et tel sont voleurs de profession et comprend ce qu’il lui reste à faire. Ce garçon a volé cinquante fois, et une fois il est pris. Convaincu de délit, il subit sa peine, puis, la liberté lui étant rendue, vole d’autant plus, seulement avec des précautions nouvelles afin d’éviter qu’on le prenne désormais. Que faire? La commune l’exhorte, en vain bien entendu: alors elle se rassemble un jour, comme au vieux temps où il n’y avait ni état, ni loi, ni juge, et elle prononce elle-même l’arrêt. Pour cela, elle n’a besoin ni de témoins, ni d’aveu ; elle est sûre d’avoir devant elle des gaillards qui rançonnent le voisinage et vivent dans l’abondance sans rien faire aux dépens de travailleurs qui gagnent péniblement leur pain. La commune sent donc bien qu’elle ne leur fait pas de tort; ils sont par conséquent arrêtés, traînés à l’auberge de Toulava, tourmentés jusqu’à ce qu’ils aient confessé leurs méfaits, nommé leurs complices, donné tous les dédommagemens possibles; puis on les condamne séance tenante, et l’exécution est faite sur l’heure. Cela paraît dur et illégal au premier abord, mais on ne peut refuser à ce mode barbare un certain droit de nature et surtout de raison, car la justice régulière ne serait arrivée à aucun résultat. Bon ! voilà le cabaretier juif qui vient à Kolomea déclarer que le tribunal des paysans s’est tenu chez lui. Une commission est envoyée sur les lieux, bien inutilement, car personne ne veut rien savoir du cas, ni la commune, ni même le Juif, le voleur puni encore moins! Peut-être a-t-il reçu plus de cent coups, le drôle, mais il aimerait mieux se mordre la langue