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intarissable caquet ordinaire. Accrochée au bord de son nid, une hirondelle gazouille joyeusement comme si elle voulait à la fois encourager sa petite famille et la couvrir de son corps. Sur les marches du perron se blottit, immobile, comme s’il était lui-même sculpté dans le bois, un bohémien, la tête basanée couverte du capuchon d’une cape de poil de chameau. En bas, dans l’office, bourdonne le rouet de la vieille Jewka, et le cocher, qui de longue date s’occupe assidûment d’astronomie au sortir du cabaret, qui est considéré pour cela comme un prophète dans tout le village, le cocher et deux autres domestiques jouent aux tarots avec des cartes sales. Le vieux Gaétan, qui fut longtemps soldat et je crois aussi brigand pendant plusieurs années, mais qui, depuis quarante hivers qu’il est de la maison, aime la vieille Jewka, dont les cheveux blancs étaient bruns alors, fait à cette dernière le compte de ses économies, suffisantes peut-être pour acheter une auberge et se marier. — Mais non, il n’y en a jamais assez. — Et la dame, qui vient d’attiser un feu pétillant, la belle et blonde dame dans son grand fauteuil, lit, frissonne, bâille. Le chat noir s’est pelotonné sur le chambranle et ronronne les yeux fermés; mais la rafale ne les laissera pas tranquilles, la voici qui souffle par la vaste cheminée de marbre si méchamment que la belle paresseuse s’effraie et que le chat ouvre ses yeux verts ; les flammes, chassées en avant, s’attaquent à la peau d’ours sur laquelle repose le fauteuil, et la dame a grand’peine à l’éteindre, tandis que le vent secoue ses boucles blondes, feuillette son livre, hérisse les poils noirs du chat. Cependant une pluie incessante bat les vitres, il fait sombre dans le salon, et au dehors se répand un épais crépuscule.

Au printemps, on avait relégué sur le toit de la grange une vieille roue. La cigogne, notre amie depuis des années, à son retour du pèlerinage d’Egypte, l’avait inspectée en témoignant une vive satisfaction; le noble oiseau ayant amené sa fiancée, ils avaient renouvelé leur examen ensemble, étaient restés longtemps debout sur une patte à réfléchir et à claquer du bec, puis enfin avaient bâti leur nid au sommet de la roue, dans laquelle une myriade de moineaux, semblables à la cour bruyante et inutile d’un prince, s’étaient de leur côté installés pour couver. Maintenant le couple de cigognes, la tête basse, les plumes ébouriffées par le vent, fouetté par la pluie, étend sur les petits de grandes ailes frémissantes. J’entends leurs cris lamentables malgré le fracas des élémens. A côté de moi, sous l’appentis, se trouve un vieux paysan; il contemple le nid et sourit avec tristesse. Ce vieillard s’appelle Hryn Jaremus; il a quatre-vingt-dix ans, il a vu bien des choses et n’a rien oublié, comme le prouve sa face terreuse, sombre, presque pétrifiée, à quiconque sait lire ces traits étranges dans lesquels le destin écrit