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La vie animale est donc encore possible dans ces abîmes de la mer ; mais quelques jours plus tard la drague n’ayant atteint le fond qu’à 6,600 mètres ne ramena qu’une boue argileuse couleur chocolat, composée de silicate d’alumine et d’oxyde de fer sans trace de chaux, et absolument dépourvue de tout organisme vivant.

Le 2 mars, le navire se trouvant à moitié chemin entre l’Afrique et l’Amérique, quelques algues, appelées sargasses, flottaient le long du bord, les poissons volans rasaient la surface de l’eau, et la nuit la mer était phosphorescente. La drague recueillit à 3,450 mètres une boue grisâtre et un petit crustacé[1] ayant 12 centimètres de long et complètement dépourvu d’yeux comme les écrevisses des profondes cavernes des États-Unis. Au contraire, un animal de la même classe, mais appartenant au genre Munida, vivant dans les mers du nord à la profondeur de 650 mètres, où l’obscurité est déjà complète, portait deux yeux très gros et très bien conformés. Il y a plus, dans les parages des Açores, la drague du Challenger retira, de 1,830 mètres et une autre fois de 3,600 mètres, deux espèces de crustacés[2] qui constituent pour M. Willimoes-Suhm le type d’un genre nouveau. Non-seulement ceux-ci sont pourvus de deux yeux pédicules placés comme à l’ordinaire sur la tête, mais encore de deux yeux auxiliaires fixés sur la seconde paire de pattes-mâchoires. Ces faits sont embarrassans pour tout le monde, pour les transformistes comme pour les partisans de l’ancienne doctrine des causes finales ; celle-ci professait que chaque organe a été construit en vue d’une fonction spéciale ; mais alors pourquoi un animal destiné à vivre dans l’obscurité serait-il pourvu d’yeux qui ne peuvent lui être d’aucune utilité ? La difficulté est la même, si on partage les idées de Lamarck, qui considérait les organes comme le résultat même de l’influence des agens extérieurs sur l’organisme. Dans cette supposition, on se demande comment des yeux ont pu se développer chez un animal plongé constamment dans les ténèbres. Ce point de philosophie zoologique appelle donc de nouvelles recherches, car il s’agit ici d’une question qui ne saurait être résolue par la spéculation en dehors de l’observation directe. Peut-être trouvera-t-on que les crustacés aveugles habitent constamment les grandes profondeurs,4andis que ceux qui sont pourvus d’yeux n’y séjournent que temporairement et vivent habituellement plus près de la surface.

Les algues flottantes, qui passaient le long du bord, portaient comme passagers habituels des animaux variés : un petit poisson[3]

  1. Deidamia leptophylla.
  2. Gnathophansia gigas et zœa.
  3. Antennarius marmoratus.