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le voyageur qui débarquait au Japon pouvait au premier abord se croire transporté à quelques siècles en arrière. Les soldats armés de la lance et bardés de fer, les citadins vêtus comme nos damoiseaux, les cortèges seigneuriaux, les processions des corps de métier, les veilleurs nocturnes, l’aspect des lieux et des costumes comme l’organisation sociale, tout rappelait notre âge féodal. Aujourd’hui les traces visibles de cette civilisation primitive tendent à disparaître. Il ne faut pas cependant pénétrer bien profondément sous le tuf pour la retrouver dans les lois, dans les mœurs, dans les croyances. Si elle se manifeste quelque part clairement, c’est dans la littérature. Gardons-nous, pour juger celle-ci et celle-là, de nous placer à notre point de vue moderne. Reportons-nous à quelques années avant la renaissance, alors que l’Europe se débattait dans les liens de la routine scolastique, alors que le génie humain, emprisonné dans une théologie étroite, dans un idiome incorrect, attendait de toutes parts l’émancipation du langage et de la pensée. Tel est encore aujourd’hui le Japon sous le joug de l’idéographie et du bouddhisme.

Le génie national sortira-t-il vainqueur de cette lutte? Les inspirations originales, mais informes, que nous avons signalées sont-elles le dernier effort d’un peuple épuisé ou les premières tentatives d’une nation qui s’essaie, cherche sa direction et ses moyens? Le contact européen aura-t-il une influence à ce point de vue? La méthode, la logique, l’art de penser, pénétreront-ils dans l’extrême Orient aussi vite que les perfectionnemens matériels et les progrès d’emprunt? L’écriture et la syntaxe réussiront-elles à se transformer, sous l’influence de l’anglais et du français, assez complètement pour fournir aux nouvelles idées acquises, comme aux anciennes aspirations refoulées, l’instrument commode et précis qui leur manque? Ou le Japon restera-t-il à tout jamais pour les travaux de la pensée, comme pour les engins mécaniques, le tributaire de l’Occident? Il serait téméraire aujourd’hui de trancher la question : elle est de celles qu’une génération ne voit pas se résoudre. Au siècle prochain, les lecteurs de Condillac trouveront peut-être dans ce coin du monde la réfutation ou la confirmation éclatante de l’influence qu’il attribue au langage sur le développement intellectuel des peuples. Sans nous mêler de prédire ce qui sortira de cet embryon, nous voulions montrer ce qu’il a été, ce qu’il est. On a pu voir que, si le Japon a eu son essai de révolution en 1868, il attend encore sa renaissance.


GEORGE BOUSQUET.


Yeddo, 26 mai 1874.