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A l’autre bout de la rue apparaît Djiyé, la tête à demi cachée sous son mouchoir posé en cornette, le teint pâle, l’œil cave, les jambes flageolantes, offrant tous les signes d’un complet épuisement physique et les traces toutes matérielles des ravages que produit une passion désordonnée. Dans une longue scène muette, l’acteur fait comprendre sa douleur, son désespoir et son accablement. Il arrive en guettant de tous côtés de peur de rencontrer les surveillans qui l’empêchent d’approcher de la belle O’Haré. Il ne s’en présente aucun, mais, entendant des bruits de voix dans la maison, il hésite à entrer. Mangoyémon, — c’est le nom du père, — a mis à profit le temps écoulé dans l’intervalle pour arracher à la jeune femme le secret de ses projets. « Vous voulez vous tuer par désespoir, dit-il en rentrant, mais votre amant aussi attentera à ses jours. Vous allez causer bien des malheurs; d’ailleurs n’avez-vous pas une mère qui vous aime? Qui la consolera de votre mort? » O’Haré fond en larmes et garde longtemps le silence en proie à une lutte douloureuse; enfin son parti est pris. « Eh bien ! dit-elle, venez chaque jour, pendant trois mois, à cette heure-ci, il ne pourra plus me voir et m’oubliera bientôt... » Ces dernières paroles, Djiyé, aux écoutes derrière la porte, les a entendues. Furieux de jalousie, il saisit son sabre, et à travers le grillage de bois de la maison veut poignarder l’infidèle; mais Mangoyémon saisit le sabre, désarme celui qu’on prend pour un voleur, et, s’emparant de sa main retenue aux barreaux du châssis, il l’attache solidement. En ce moment, O’Haré jette un cri, elle a reconnu dans le sabre arraché par Mangoyémon celui de Djiyé, ce petit sabre court et unique toléré chez les marchands. Le père le remarque à son tour, l’enveloppe soigneusement sans rien dire, et le dépose près du prisonnier. N’a-t-il pas reconnu quelque vieille relique de famille autrefois donnée à son fils pour un plus noble usage?

Sur ces entrefaites revient Kahé, toujours suivi de son acolyte. Ils avancent avec toute sorte de précautions, craignant de trouver encore là le samouraï de tout à l’heure. Ils voient un homme à la porte, croient que c’est lui, reculent, se concertent, s’avancent et finissent par reconnaître leur ennemi Djiyé. Belle occasion de le dauber. Ils crient au voleur : la police arrive avec une ponctualité absente de la vie réelle et commence comme toujours par bousculer ceux qui l’appellent. À ce bruit, Mangoyémon sort et apaise le tumulte. Kahé tremble comme la feuille. « Pourquoi, lui dit le faux samouraï, appelez-vous cet homme un voleur? — Parce qu’il me doit 20 rios qu’il ne me paie pas. — Où est votre titre? — Le voici. » Le père saisit la reconnaissance signée par son fils et la déchire en mille morceaux. Kaké se croit joué. « Allez, lui dit le père, je ne veux pas vous tromper, voilà vos 20 rios. » Le créancier satisfait