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bois, sur laquelle un rebord posé en barre de T sert à la circulation silencieuse des gens de service. Cette circulation ne s’arrête guère; tantôt c’est l’ouvreuse qui apporte un coussin de supplément ou ranime le petit brasier, tantôt c’est un enfant endormi que sa sœur aînée emporte sur son dos ; les marchands de friandises bondissent sur un signe, et ne se font pas faute dans les entr’actes de crier leur marchandise avec ce ton nasillard si spécial à l’emploi.

Chaque loge contient 4 personnes, qui s’accroupissent de manière à se faire face les unes aux autres, ne regardant la scène que de côté. Au milieu d’elles est le petit brasier où l’on allume incessamment les petites pipes en cuivre; puis un plat de riz et de poisson ne tarde pas d’arriver avec les baguettes qui servent de couvert, les fioles de sakki, les tasses de thé, tout un arsenal de choses qu’à chaque instant on enlève vides pour les rapporter pleines. Malgré ces sujets de distraction, on accorde une attention assez soutenue à la pièce et surtout aux incidens visibles qu’elle présente, car de longs morceaux du chœur échappent par leur obscurité à la majeure partie du public. A l’entrée d’un de ses acteurs favoris, cette foule est électrisée. Des cris qu’aucune combinaison de consonnes ne parviendrait à rendre se font entendre çà et là, et se prolongent de proche en proche comme le bruit de la chute d’une pierre. Parfois, c’est une explosion générale et instantanée. Dans un drame que je vis représenter dernièrement, un samouraï[1] altéré de vengeance poursuit, le glaive au poing, son ennemi, dont il a forcé la porte : la tradition que ce drame reproduit veut que le samouraï perce à coups de sabre le paravent qui abrite la victime et passe au travers; l’acteur fit ce geste attendu de tout le monde avec tant de bonheur, sortit, la lame nue à la main, avec une telle expression de férocité, que ce fut dans la salle entière un délire, une tempête d’exclamations, et qu’il fallut, chose rare, interrompre la scène. D’ordinaire le public est plus calme, et, s’il sort de son indolence, c’est moins volontiers pour acclamer, — on ne connaît pas l’applaudissement, — les situations pathétiques que les acteurs en renom.

Quoique appartenant aux derniers rangs de la société, ces acteurs sont l’objet d’un engouement très vif; des amateurs passionnés les soutiennent souvent de leur crédit, leur ouvrent leur bourse et ne croient pas pouvoir payer trop cher le droit de fréquenter le foyer, — pourtant assez misérable, — où ils s’habillent. On en a vu quelques-uns qui ont été pleurés après leur mort par toute la population et magnifiquement enterrés par souscriptions. Le salaire fixe ne dépasse pas en général pour les meilleurs 1,000 rios (5,500 francs) par an; mais ils sont souvent associés par l’impresario aux bénéfices de

  1. Samouraï, officier au service d’un prince.