Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/72

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

draconien, portant que celui d’entre eux qu’on prendra à voler ou à forniquer subira un cruel supplice. Les quarante s’arrêtent devant le palais d’Apraxie pour demander l’aumône. Elle s’éprend soudain pour leur chef, le fait monter dans sa chambre et lui fait d’amoureuses propositions. Le kalik les repousse, alléguant son vœu de pèlerin et les sévères règlemens de la corporation. Pour se venger, elle fait cacher dans son sac la coupe précieuse de Vladimir, puis elle envoie des messagers pour fouiller les pèlerins. Ceux-ci reçoivent les messagers à grands coups de bourdon sur les reins; mais bientôt arrive Alécha, qui fait ouvrir les sacs. La coupe se retrouve dans celui de l’ataman ! Alors ses compagnons lui appliquent la loi terrible, lui coupent les mains et les pieds, lui arrachent les yeux et la langue, l’ensevelissent jusqu’à la ceinture dans la terre humide; mais un miracle, — un miracle dans le sens chrétien du mot, — s’opéra. Quand, plusieurs mois après, les kaliki repassèrent en cet endroit, ils trouvèrent leur ataman parfaitement sain et dispos. Dieu découvrit ainsi le péché d’Apraxie.


V.

Nous n’avons encore entrevu que de profil, pour ainsi dire, le héros qui donne son nom à tout le cycle de Kief : le prince Vladimir, ce roi Arthur, cet empereur Charlemagne des chansons russes. Nous l’avons réservé jusqu’à présent, car c’est dans l’étude de son personnage qu’on peut le plus facilement distinguer ce qu’il y a de réalité historique dans les bylines. Il est certain qu’il a existé un Vladimir, prince de Kief; il y en a même deux, saint Vladimir le Baptiseur, à la fin du Xe siècle, et Vladimir Monomaque, qui mourut en 1126. Dans les bylines, il n’est même pas question du fait qui a surtout illustré saint Vladimir : la conversion du peuple russe. Bien plus, un des caractères saillans de l’épopée kiévienne, par opposition à l’épopée française, c’est que les bogatyrs sont absolument étrangers à cette fureur de propagande par le glaive qui possède nos héros carolingiens. La muse populaire semble avoir composé le Vladimir légendaire de traits également empruntés aux deux Vladimirs historiques. Le Beau-Soleil est constamment en guerre contre les Tatars, comme le furent en effet le fils de Sviatoslaf contre les Petchenègues et le Monomaque contre les Polovtsi. Dans les chroniques, on voit saint Vladimir présider de splendides banquets ; de même c’est à la table du festin, assis à côté d’Apraxie, que nous retrouvons sans cesse le Vladimir épique. C’est à cette table que l’on convie les nobles étrangers, que les héros font leurs vanteries, qu’ils décident leurs expéditions, qu’ils se querellent et se lancent des défis, que, moitié ivres, ils concluent des paris insensés. La table de