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sous le prétexte d’une communauté d’origine plus ou moins authentique, ils ont asservi des peuples très intimement attachés ailleurs par d’anciennes et chères alliances. Nous avons vu même d’intrépides amis du paradoxe attaquer de gaîté de cœur, au nom de la distinction nécessaire des races, des sociétés cimentées par un long et traditionnel travail de fusion, sûre garantie de justice, de concorde et de progrès. Il pouvait n’être pas bien dangereux qu’en France, au XVIIIe siècle, le comte de Boulainvilliers s’obstinât à reconnaître dans les membres de la noblesse française les héritiers des Francs, maîtres légitimes par droit de conquête : ce n’était là sans doute qu’une fantaisie spéculative, ne sortant pas du domaine scientifique ; mais de pareilles erreurs devenaient redoutables lorsque, empruntant le langage du pamphlétaire ou du sectaire et s’adressant à tous, elles réveillaient des haines de classes ou des animosités funestes dans le sein d’une même patrie. Il y a, par exemple, tel volume de Proudhon ou bien tel roman d’Eugène Sue, écrit au lendemain de 1848, où la guerre sociale est ouvertement prêchée en revendication des vieilles libertés celtiques, trop longtemps opprimées, nous dit-on, par la conquête franque. On peut voir dans les Mystères du peuple ou Histoire d’une famille de propriétaires à travers les âges la lutte instituée entre les deux races dans l’arrière-boutique de M. Marik Lebrenn, marchand de toile de la rue Saint-Denis, à l’enseigne de l’Épée de Brennus. L’imagination trop peu réservée de l’auteur choisit ce cadre vulgaire pour y redresser un dernier petit sanctuaire druidique qui ordonne, sans doute en guise de sacrifices humains, les luttes des barricades contre la restauration méditée d’un despote d’origine franque ! Les journées de juin deviennent une revanche de l’idée de race ! La rue Saint-Denis et les boulevards parisiens voient se débattre une fois encore la vieille querelle des Mérovingiens et des Gaulois !

Assurément les deux Thierry n’entendaient pas de la sorte cette idée de la distinction légitime des races qui allait être une des règles de la nouvelle école, et qu’eux-mêmes s’apprêtaient à propager et à défendre: loin de là, ils n’y voyaient qu’une loi de justice et d’honneur. Si l’on a cru pouvoir noter dans l’œuvre d’Augustin un certain excès d’interprétation à cet égard, on ne saurait, sans lui faire un injuste procès de tendance, le soupçonner d’avoir voulu transporter de tels fermens d’agitation dans le domaine des faits contemporains ou de la politique pratique. Amédée Thierry obéissait aux mêmes préoccupations de pure théorie lorsque, dans son Histoire des Gaulois, qui fut, en 1828, son premier livre important, il édifia tout un système ethnographique pour assigner leur juste place à nos premiers ancêtres. Il s’appliquait à étudier d’abord notre histoire nationale précisément parce que c’était un des vœux de