Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/695

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Amédée Thierry est uniquement et tout entier dans ses livres. Comme son frère, il a été tout d’abord le fils de ses œuvres ; mais leurs destinées, il est vrai, ont été bien différentes. Elles sont encore dans toutes les mémoires, les lignes éloquentes d’Augustin Thierry accomplissant son dur sacrifice. Il léguait ses nobles et fières paroles comme un encouragement et une consolation à quiconque, s’engageant dans la voie étroite et y rencontrant l’infortune, se sent de force à payer d’un tel prix l’âpre plaisir du dévoûment à la science. A côté de cet exemple héroïque, Amédée Thierry a donné un autre exemple, rare aussi à sa manière : s’il n’a pas été visité par les infirmités et la maladie, il a subi l’épreuve de la bonne fortune. Plus il s’est servi de ses présens pour s’élever au-dessus d’elle, ne voulant rien d’immérité, plus, ce semble, elle lui est demeurée fidèlement attachée. Aux conditions inégales du sort, les deux frères ont opposé des vertus par là même inégales sans doute, mais éminentes des deux parts et d’un haut prix. Ils ne sont pas nombreux assurément, ceux qui s’offriraient volontiers et avec la même énergie morale à ce que fut la dure destinée d’Augustin Thierry; mais ils sont aussi vraiment rares, les privilégiés de cœur et d’esprit qui savent ne puiser dans les progrès de la vieillesse et les faveurs du sort que des motifs de nouvelle tendresse pour l’indomptable labeur et des assurances de nouveaux succès.

Amédée Thierry s’est fait une place dans notre école historique par une entreprise à part qu’il a courageusement accomplie. Il y avait avant lui entre le second tiers de l’époque impériale romaine et les premiers développemens du moyen âge une vaste lacune. On savait encore, grâce à leurs célèbres réformes, ce qu’avaient fait de principal Constantin le Grand et Julien, sauf à ignorer la vie des peuples pendant leurs règnes; mais quant à la période suivante, quel historien avait étudié en détail, dans l’infinie complexité des causes et des effets, la chute définitive de l’empire d’Occident et la persistance de l’empire d’Orient, les aspects si divers de l’invasion germanique, le mélange des deux sociétés païenne et chrétienne ? S’il est vrai que Gibbon et Tillemont avaient esquissé quelques traits de cette période, c’en était seulement la physionomie extérieure, Tillemont rédigeant de secs résumés sur le règne de chaque empereur avec la conscience respectable de l’annaliste érudit, ou bien traitant à part la monographie de chaque grand évêque, de chaque père ou docteur, avec les scrupules de l’écrivain ecclésiastique, Gibbon apportant à son œuvre une vue plus générale de philosophe et d’historien, sinon une intelligence plus saine et plus droite, mais sans étude particulière et pénétrante. Amédée Thierry au contraire a fait de cette vaste période son vrai domaine; sur cette