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— Qu’y a-t-il donc par ici? demandai-je tout inquiet déjà.

— Vous ne le savez pas? On brûle Lesaca.

— Lesaca? Et qui donc?

— Les peseteros... Garmendia... Ils sont plus de cinq cents, ils ont mis le feu partout !

Mon ami, puissiez-vous ne jamais éprouver une pareille angoisse! Je ne sais combien de minutes je mis à franchir avec ma troupe la distance de Vera à Lesaca, une lieue et demie à peine. Dès que nous fûmes au pont de la Bidassoa, nous entendîmes les coups de fusil. C’était Garmendia en effet qui envahissait la capitale des Cinco-Villas. Je me souvins qu’il avait dit un jour : «Mina a brûlé Lecaroz, je ferai de même quelque part. » Il avait suivi de loin le mouvement de Guibelalde vers Irun. Un espion lui avait appris que ma femme se trouvait à Lesaca : c’était le bon moment pour exécuter sa menace.

En approchant, nous vîmes des tourbillons de flammes et de fumée au-dessus du village. Les peseteros le dévastaient ; mais les hommes de Lesaca, vieillards, presque tous, se défendaient avec énergie, renfermés dans le clocher et dans la tour carrée du bourg. Cette fusillade me donna quelque espoir. Nous nous élançâmes dans le village avec une telle furie que la résistance ne dura guère. On se battit un instant corps à corps, à coups de couteau, dans la rue et dans les maisons, puis les bandits s’enfuirent de tous côtés, et nous fûmes maîtres du terrain. — Cherchez ma femme, criai-je aux soldats. — On fouilla le presbytère et plusieurs maisons : rien. Quelqu’un me dit : — Elle est dans le clocher avec le curé et plusieurs des nôtres.

En effet, des cris de détresse partaient du clocher enveloppé de flammes, et je vis à une fenêtre don Joaquin, qui m’appelait. Les peseteros, ne pouvant monter dans la tour, avaient amassé au rez-de-chaussée une quantité de pimens secs arrosés d’essence de térébenthine. Cela faisait une fumée horrible, et ils pensaient ainsi asphyxier ou brûler les défenseurs.

Mes soldats écartèrent ce foyer, et je m’élançai dans l’étroit escalier. J’arrive en haut: il y avait là des braves en cheveux blancs, plusieurs blessés. Don Joaquin, le visage hagard, les mains noires de poudre, me prend le bras et me montre... horreur!.. ma pauvre femme assise sur le plancher dans un coin... Elle avait la poitrine découverte et au-dessus du sein une blessure d’où s’échappaient quelques gouttes de sang. Hors de moi, je me précipitai sur elle et lui pris les mains : — Paula! Paula! criai-je. — Les mains étaient déjà froides... Elle sourit avec un regard ineffable et murmura : — Manuel, adieu ! — pouvant à peine parler. Ah ! mon ami, ce sourire sur ces lèvres pâlies, le dernier regard de ces yeux bleus, toujours je les vois... Elle ne me reprochait rien, à moi qui l’avais tuée !..