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faire disparaître des héros dont certains, comme Ilia de Mourom, ne doivent pas mourir en bataille ; mais il existe un autre moyen d’en finir. Charlemagne ne meurt pas, mais il entre dans le flanc du Desenberg, comme Barberousse dans celui du Kyffhaüser. Arthur n’est pas mort, ni le sage Myrdhin : ensevelis sous les lourds blocs de granit, ils attendent impatiemment que les temps soient venus. Nous avons vu Sviatogor se changer en montagne ou se coucher vivant dans le tombeau creusé par la destinée; arrivons à la belle chanson qui nous apprend « depuis quel temps les héros ont disparu de la terre russe. » Un jour, Ilia de Mourom et Dobryna Nikitich, et Alécha Popovitch, et Ivan Gostiny et plusieurs autres braves venaient de tailler en pièces une immense armée tatare. Alors un sentiment d’orgueil envahit leur âme : ils voyaient que ni leurs fortes épaules n’étaient fatiguées, ni leurs bons coursiers lassés, ni leurs glaives d’acier ébréchés. Alécha Popovitch s’écria : « Qu’on nous oppose une armée surnaturelle ! Nous viendrions à bout, ô héros, d’une telle armée. » Dieu entendit cette parole insensée. Deux guerriers inconnus se montrèrent et leur dirent : « Accordez-nous le combat; nous sommes deux, vous êtes sept, peu importe! » Alors Alécha Popovitch éperonna son cheval impétueux, chargea les inconnus et les trancha par le milieu du corps. Les quatre morceaux devinrent quatre guerriers vivans. Dobryna chargea à son tour et les coupa tous en deux : huit ennemis vivans se dressèrent dans leur armure. Ilia de Mourom les chargea : ses beaux coups d’épée n’eurent d’autre résultat que de doubler encore leur nombre. Toute la journée, on combattit; mais plus les glaives épiques taillaient et découpaient dans les rangs ennemis, plus ceux-ci croissaient en nombre et en audace. A la fin, les héros prirent peur; ils s’enfuirent dans la montagne rocheuse, dans les sombres cavernes, et à mesure qu’Alécha, Dobryna, Ilia, arrivaient dans la montagne, immédiatement ils se changeaient en rochers. C’est « depuis ce temps que les héros ont disparu de la terre russe. »


IV.

Nous n’avons encore parlé que des héros, et pourtant l’épopée russe, comme l’épopée grecque ou germanique, a ses héroïnes, ses vindicatives Krimhildes, ses touchantes Andromaques, ses volages Hélènes, ses perfides Circés. Le rôle de vierges guerrières, que s’arrogent les Amazones dans les traditions grecques, Brunehilde dans les Niebelungen, la belliqueuse Camille dans l’Enéide, l’altière Clorinde dans la Jérusalem délivrée, appartient, dans les bylines, aux polénitses. Nous avons vu Ilia de Mourom terrassé par sa fille géante, Dobryna captif de Nastasia. Avec une vigueur égale, mais