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l’excellent cheval de mon oncle. Bref, je demeurai vainqueur. Garmendia était furieux; les autres se consolèrent en pensant qu’ils allaient rire à mes dépens, car il fallait recevoir le prix, et j’étais le seul de toute la bande qui n’eût pas de fiancée.

Dans le pays basque, on est plus sage que chez vous : les garçons choisissent de bonne heure leur fiancée, c’est-à-dire celle qui leur plaît, puis les parens laissent ces deux jeunes gens attendre deux ou trois années, quelquefois davantage; on n’en voit guère qui manquent de constance. Tous nos garçons, quand ils ne sont pas aux champs ou sur le jeu de paume, ne s’occupent que de leur maîtresse. Les soirs d’été, ils chantent la ronda sous sa fenêtre. Va-t-elle au marché, c’est le fiancé qui l’accompagne : à la nuit seulement on se sépare, et chacun revient de son côté avec ses camarades.

Eh bien ! mon ami, à dix-huit ans, j’étais de tous ceux de mon âge le seul qui n’eût pas encore une amaztegheïa, une fiancée. Sans doute mes rêves de guerre et ma vie errante dans les bois suffisaient à m’occuper l’esprit, et, soit dans mon pays, soit en Navarre, je passais près de nos belles filles sans les regarder. Mon oncle m’avait dit un jour que je me consolerais du régiment en entrant au séminaire. Quant aux jeunes gens, ils ne tarissaient pas sur mon compte; mais c’était toujours loin de moi, car il fallait se garder de mon makila. Toutefois, lorsque l’alcade m’eut proclamé vainqueur de la course et qu’on m’entoura comme un triomphateur, ils s’en donnèrent à cœur joie : — Manuel, où est ton amaztegheïa? Qui va te couronner? — Survint l’alcade de la vallée, don Pedro Lardizabal, pour me conduire vers ce jury dont je vous ai parlé. Il tenait à la main une belle ceinture en soie brodée, prix de la course. Pedro me connaissait bien, m’ayant vu grandir chez le curé. C’était d’ailleurs un homme de joyeuse humeur et volontiers goguenard. Je descendis de cheval et me laissai conduire; mais quand je fus devant les jeunes filles, j’aurais mieux aimé, je crois, n’être pas vainqueur. Elles riaient et chuchotaient en me regardant avec malice. L’alcade, de l’air le plus sérieux qu’il put, me dit : — Garçon, où est ta fiancée ?

— Elle n’est pas ici, répondis-je.

— Je le crois bien, reprit l’alcade. Mesdemoiselles, n’y a-t-il pas au moins parmi vous une amie de cette fiancée absente ?

— Aucune, répondit-on de tous côtés, — et chacun de rire.

Je commençais à sentir la colère qui me prenait à la gorge lorsque je vis sur le premier rang de l’estrade une jolie fille que tout autre eût remarquée au premier coup d’œil, car son costume français et son chaperon à la biscaïenne la distinguaient des Navarraises, coiffées seulement de leurs longues tresses, sans compter qu’elle était de petite taille, avec une grâce et une expression de visage qu’on voit