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— Quoi donc?

— C’est D... qui m’écrit. Il a obtenu pour moi du comité de Bayonne le commandement du district des Cinco-Villas. C’est tout ce que je désirais. Je vais conduire les fils de ceux qui ont tant de fois combattu avec moi, et j’aurai contre moi les fils de ceux que j’ai tués... La partie sera belle!

— Mais vos soldats, où sont-ils?

— Mes soldats sont les paysans de Navarre, qui n’attendent que moi pour prendre leurs armes cachées. Souvenez-vous du chant d’Altabiscar[1] que je vous récitais l’autre soir :

Le cri de guerre a retenti dans les montagnes basques...


Aï, aï, Escualdunac ! Demain au petit jour j’aurai passé la Rhungomendia. Domingo, nous partirons après minuit. Prépare tout.

— Les armes sont prêtes, dit l’enfant en rougissant d’orgueil.

— Mon cher hôte, dis-je alors, je vais retourner à Saint-Jean-de-Luz; vous avez besoin d’être seul pour vos préparatifs.

— Non pas, mon ami, nous boirons ensemble le coup de l’étrier, et vous ne partirez pas d’Aguerria avant moi. Que parlez-vous de préparatifs? Croyez-vous qu’un montagnard carliste se fasse suivre d’un convoi de bagages? J’emporte sous mon manteau mon vieux sabre et ce revolver américain, que m’a donné Edouard.

Cet excellent homme n’avait en effet pas grand’chose à régler chez lui. Il était bien sûr que ses domestiques le serviraient toujours fidèlement. Dans l’après-midi, il se rendit à Sare pour conférer avec un autre carliste et affecta de se faire voir aux gendarmes d’Ascain; mais il revint le soir à travers champs.

Il montra pendant notre souper une gaîté et un entrain que je ne lui avais pas encore vus, me raconta plusieurs combats de ses anciennes campagnes, et, ces récits ranimant de vieilles haines, il me retraça des scènes de carnage qui me firent frémir. Il s’en aperçut et me dit : — Pensez-vous que l’Escualdun soit un homme doux et inoffensif? Détrompez-vous; j’ai été cruel plus d’une fois dans ma vie. Les christinos m’appelaient el Matarife : c’est un mot andalou qui veut dire boucher, et je m’en faisais gloire [illisible] n’était que justice... Si vous saviez ce que j’ai souffert [illisible] je vous dois une explication, car vous m’avez vu pleurer, et vous êtes le seul étranger qui ait vu Manuel Sorrondo verser une larme…. C’est là ce qui peut me faire rougir. Écoutez-moi. Je n’ai pas l’habitude de faire connaître les aventures de ma jeunesse; mais avec un ami tel que vous je ne veux point garder de secrets, surtout au moment de nous dire un long adieu...

  1. Chant basque très ancien et très beau sur la défaite de Roland à Roncevaux. On peut le comparer aux odes de Pindare ou à certains cantiques de l’Écriture.