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— Ce chant vous plaît sans doute, me dit-il tristement. Il est ancien et assez populaire. Restez, si vous voulez l’entendre; moi je n’en ai pas le courage, car il me rappelle les plus beaux et les plus cruels momens de ma vie...

Parlant ainsi. Manuel s’éloignait, et je pris avec lui le chemin d’Aguerria. La nuit était d’une admirable sérénité : la lune dans son plein éclairait au loin la campagne muette. Sorrondo, absorbé dans ses pensées, murmurait parfois quelques mots basques comme se parlant à lui-même. Nous traversions le bois de chênes qui précède Aguerria quand il s’arrêta tout à coup, et, regardant fixement devant lui, d’une main il ôta son béret, de l’autre se signa gravement. Je frissonnai malgré moi.

— Qu’y a-t-il? demandai-je, cherchant des yeux de tous côtés.

— Vous ne la voyez pas? me répondit Manuel en me montrant devant lui un objet invisible. Regardez,... elle me tend les bras.

Et d’une voix attendrie il se mit à parler dans sa langue à cet être qu’il croyait voir.

Mais j’avais beau regarder, je ne voyais rien, si ce n’est entre les branches de quelques arbres un reflet lointain et vaporeux de la lune sur la rivière, qui, à vrai dire, prenait une forme assez fantastique. Un coup de vent sans doute ayant ridé la surface de l’eau, cet effet étrange disparut. Sorrondo se remit en marche, et je le suivis, un peu inquiet de son exaltation d’esprit. Quand nous fûmes rentrés à la maison, il me dit gravement : — N’avez-vous donc jamais vu une arrima herratia, une âme errante ?

— Jamais, lui répondis-je sans paraître étonné de sa question.

— Ah ! jeune homme, reprit-il avec plus de tristesse, vous êtes encore heureux ! Vous n’avez pas perdu ceux à qui est attachée votre vie. Moi, c’est différent...

Il me serra la main, et nous nous souhaitâmes le bonsoir.

Si je n’avais appris d’Edouard combien les Basques sont superstitieux et enclins à croire aux fantômes, j’aurais soupçonné Sorrondo atteint de folie. Ma curiosité était de plus en plus éveillée à son endroit; mais pour rien au monde je n’aurais voulu mettre le doigt danr la plaie vive, et je résolus de me montrer toujours discret.

À cette pensée, je sortis le lendemain de bonne heure pour faire une longue promenade. A mon retour, je vis Sorrondo assis devant sa maison, l’air pensif. — Aujourd’hui, me dit-il, je recevrai une importante nouvelle, cela m’est annoncé. — Je feignis de ne pas comprendre cette allusion à la soirée de la veille, et nous causions de choses indifférentes lorsque Domingo apparut dans le sentier. L’enfant courut à son oncle et lui remit une lettre. Sorrondo l’ouvrit précipitamment, et la joie brilla aussitôt sur son visage.

— Tout est gagné !