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rappelle à la fois le conte arabe de Sindbad le Marin, enterré vif avec sa femme insulaire, et les légendes grecques d’Orphée et d’Eurydice, d’Hercule et de la femme d’Admète. — Les chansons connaissent bien d’autres héros à la cour de Vladimir : Tchourila, le hardi chasseur, qui braconne sur les terres du prince, le violent chef d’aventuriers varègues qui rançonne les campagnes de Kief, le beau courtisan qui fait tourner la tête à toutes les femmes, le fanfaron que Diouk sait mettre à la raison; — Diouk Stépanovitch, le bogatyr de Gallicie, si riche que le prince Vladimir, s’il persistait à vouloir faire l’inventaire de ses richesses, serait obligé de vendre Kief et Tchernigof, rien que pour acheter l’encre et le papier; — Soloveï Boudimirovitch, vrai type de roi de mer normand, qui entre dans Kief avec sa flotte aux voiles de soie et par des accords magiques ensorcelle la nièce du prince ; — Dounaï, qui tue sa femme Nastasia, se tue lui-même de désespoir sur son corps, et de ses blessures donne naissance à un fleuve, le Dounaï, qui mêle ses flots à ceux de la rivière Nastasia; — Stavre Godinovitch, le guerrier-musicien que sa femme tira subtilement des prisons de Vladimir; — Lovtchanine, cet Urie dont le David kiévien convoitait la Bethsabé; — le vieux guerrier Danila, qui obtient du prince la permission d’entrer dans un couvent en lui donnant pour dédommagement un fils aussi brave que lui ; — Vassili, le héros-ivrogne que le souverain est obligé d’aller chercher au cabaret, et qui extermine par un stratagème 120,000 Tatars; — Ivan Gostiny, dont le cheval merveilleux dépeuplait les écuries royales de son hennissement meurtrier; — Irmak Timoféévitch, le conquérant historique de la Sibérie, qu’un caprice poétique a transporté du siècle d’Ivan le Terrible à celui de Vladimir; — le brave Polkane, qui tenait le gouvernail du vaisseau-faucon;... mais qui pourrait énumérer les « forts héros, » les « vaillans bogatyrs, » qui, semblables aux pairs et aux paladins d’Occident, s’assirent à la table ronde du Beau-Soleil?

Il vient un moment, dans toutes les épopées, où la terre, qui ne pouvait « qu’à peine porter » les Titans helléniques, les lotes du nord, commence à ne plus pouvoir porter la seconde génération mythique : les héros et les bogatyrs. Il faut qu’ils laissent la place aux faibles humains. C’est à ce moment qu’intervient une prodigieuse catastrophe, un égorgement gigantesque, où disparaît tout un monde de demi-dieux. Dans l’épopée grecque, ce sont les vengeances de Olympiens contre les vainqueurs de Troie qui ferment les temps épiques; dans les légendes romaines, c’est la bataille du lac Régille; dans les Niebelungen, c’est la grande orgie de meurtres au palais d’Attila; dans les chansons de gestes, c’est Roncevaux, où périssent les douze pairs. Un dénoûment analogue intervient dans le cycle russe : seulement un simple massacre ne suffirait pas à