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mais j’admirais plus sincèrement la belle perspective qui de là s’offrait à nos regards : en face, par-delà les coteaux, la rade de Saint-Jean-de-Luz avec ses vieilles tours, et à notre gauche la Rhune, dont la masse superbe se dressait fièrement comme la reine de ces montagnes. En ce moment, quelques nuages suspendus sur ses flancs s’élevèrent peu à peu et se rassemblèrent autour de sa cime. — La Rhungomendia va se coiffer, dit Edouard. Qu’en pensez-vous, Manuel? — La chasse sera meilleure, répondit en souriant le contrebandier.

Sorrondo nous fit les honneurs de sa table avec une dignité simple et cordiale, et je commençai à flatter son amour-propre en lui disant que la cuisine des Basques était fort supérieure à celle de leurs voisins. On nous servait justement alors un plat de je ne sais quels mollusques de la côte, appelés dans le pays ciperones, accommodé d’une façon exquise. Les bipherrà du jardin, comme on pense, n’y étaient point épargnés; aussi voyait-on rapidement disparaître les bouteilles d’excellent vin alignées sur la table. Notre amphitryon nous dit que c’était du vin de la Ribera en Navarre, et que jamais roi d’Espagne n’en avait bu de meilleur.

Je rappelai alors à notre hôte qu’il avait promis de nous chanter quelqu’une de ses poésies. Il ne se fit pas prier, et, prenant sa guitare, il chanta des vers dont je ne peux malheureusement rien dire, n’en ayant pas compris une syllabe. Il entonna ensuite d’une voix sonore un chant de guerre carliste, que mon ami applaudit avec enthousiasme. D... profita de l’occasion pour faire raconter au poète guerrier quelques épisodes de sa vie militaire, et Manuel mit dans ses récits autant de modestie que d’entrain. On y reconnaissait du premier coup une âme de soldat.

Onze heures sonnèrent. Manuel s’arrêta et échangea quelques mots en basque avec mon ami.

— Seras-tu bien aise, me dit alors Edouard, de voir faire sur la Rhune la contrebande de guerre ?

Je restai stupéfait et lui demandai s’il parlait sérieusement.

— Très sérieusement. Sorrondo va faire passer un convoi, je l’accompagne et je t’offre de venir avec nous. C’est la surprise que je t’ai ménagée depuis ce matin.

— Pourquoi donc ne pas le dire plus tôt? Tu savais bien que je ne refuserais pas, lors même qu’il n’y aurait point de service à te rendre, car je devine encore là-dessous quelque mystère; mais on ne voit pas tous les jours des contrebandiers à l’œuvre sur le sommet des Pyrénées, et s’il y a quelques horions à risquer...

-— Bravo ! s’écria le vieux carliste. C’est parler en officier qui aime encore la guerre et les aventures. Rassurez-vous, je m’engage sur l’honneur à vous faire rapporter ici tous vos membres intacts.