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messieurs, la nuit tombe, et je veux aller moi-même consoler mon pauvre Domingo.

La conversation roula encore plus d’une heure sur Manuel Sorrondo, sur ses mérites variés et ses aventures. Ce dernier point n’était bien connu ni d’Edouard, ni même du docteur, car personne n’avait jamais pu obtenir du poète contrebandier qu’il racontât sa vie passée. Pourquoi avait-il fait la guerre carliste étant Français? Nul ne le pouvait dire. Cependant l’histoire de ses exploits et de ses cruautés était devenue en quelque sorte une légende de la contrée. Bien des gens s’étonnaient qu’un homme de mœurs si douces eût été jadis si féroce, et personne ne le lui reprochait. Mes compagnons ne purent pas m’en apprendre davantage.

Le dimanche arriva, et, comme on pense, j’attendais impatiemment l’heure de partir pour Ascain. Edouard entra le matin tout joyeux dans ma chambre : — Bonne nouvelle, me dit-il. J’ai reçu cette nuit un message. Les carlistes seront prêts dans peu de jours à entrer en campagne. Il me reste seulement à savoir si Manuel a pu faire passer de l’autre côté de la frontière un envoi important d’armes et de munitions.

Nous allâmes chercher le docteur pour régler avec lui le départ, et nous le trouvâmes de fort mauvaise humeur. Il devait rester à la ville ce jour-là pour soigner quelque malade et maugréait de renoncer à la partie d’Ascain.

— Ne nous plaignons pas, me dit Edouard quand nous fûmes seuls. B... est un joyeux compagnon, mais il nous aurait peut-être gênés. Ou je me trompe fort ou nous allons voir sans lui des choses intéressantes.

Vers trois heures de l’après-midi, au lieu de monter en voiture, nous louâmes dans le port un canot et deux bateliers. Rien n’est gai en effet comme de remonter jusqu’à Ascain la rivière qui se jette dans le vieux port de Saint-Jean-de-Luz, entre la ville et Ciboure. Au moment de la marée, la Nivelle devient un grand fleuve dont les larges contours se déploient entre des collines couvertes de bois et de pâturages. On dirait, au pied des Pyrénées et sous un ciel éclatant, une des rivières de la Basse-Bretagne. Nous glissions sur ce beau lac, poussés rapidement par deux marins vigoureux qui nous racontaient chemin faisant leurs courses hardies à Terre-Neuve. Edouard avait pris soin de mettre dans la barque l’équipement nécessaire pour une excursion dans les montagnes. En une heure, nous atteignîmes le point où s’arrête la marée dans le cours de la Nivelle. De jolies maisons basques nous apparaissaient dans la vallée et sur le flanc des coteaux; c’était Ascain et nous allâmes tout droit sur la place du village.

La foule sortait de l’église, où venait de se terminer l’office des