Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/625

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
619
LE MALANDRINAGGIO EN SICILE.

faite de privations, d’inquiétudes et de dangers ? De là, chez le Sicilien, ces allures sauvages et rusées à la fois. Il est vindicatif, orgueilleux, querelleur et toujours prêt à jouer du couteau. Disons d’ailleurs à ce propos que, dans tout le midi de l’Italie, à partir de la Campagne de Rome, le couteau n’est pas, comme chez nous, une arme perfide ; il serait bien plutôt l’épée du peuple. Presque toujours en effet l’usage en est précédé d’un défi formel et rentre dans les conditions d’un duel véritable. En Sicile, il existe un grand nombre d’écoles où l’on apprend l’escrime du couteau, et le plus souvent avant de commencer la lutte, les combattans décident s’ils se frapperont au corps ou aux membres, a cassa o a muscolo, selon la gravité du cas. L’habitude de ces duels est chose si enracinée dans la population que, lors du désarmement rigoureux opéré par l’ancien directeur de police, Maniscalco, il y avait à chaque coin de Palerme de petites cachettes pratiquées dans les murs et connues de tous les habitans du quartier, où se trouvaient deux couteaux : ceux qui avaient quelque affaire à régler allaient les prendre.

Le Sicilien, principalement dans les basses classes, est religieux jusqu’à la superstition ; mais cette religion toute en formules, en pratiques, ne gêne guère ; son indépendance. La majeure partie des délits constatés contre les personnes et l’ordre public dans l’arrondissement de la cour d’appel de Palerme ont lieu précisément les jours de fête. Ce trait de mœurs est commun à toute l’Italie méridionale : il y a cent ans à peine, on comptait à Rome cinq ou six meurtres par jour, et quelquefois le lendemain des grandes fêtes l’hôpital de la Consolazione a recueilli jusqu’à 150 blessés, ce qui laisse à supposer un vingtaine de tués pour le moins : la veille de ces fêtes, on déménageait les salles de l’hôpital pour faire place aux blessés du lendemain. Le clergé aussi, pour accroître son influence, s’est longtemps employé à protéger les coupables. Il faut lire la lettre si curieuse que Dautiége, secrétaire du duc de Vivonne, pendant l’expédition tentée en Sicile sous le règne de Louis XIV, écrivait à l’abbé Huet, secrétaire de l’ambassade française à Rome : « Nous avons ici, monsieur, un grand embarras dans le gouvernement dont je veux vous entretenir. Outre une infinité de privilèges qu’a la ville de Messine, qui lient le plus souvent les mains à ceux qui commandent pour faire la justice, il y a une immunité ecclésiastique qui met au désespoir. La ville est si fort pleine d’églises et de chapelles que vous ne sauriez faire quatre pas sans en trouver une. Les places publiques en ont une à chaque coin. Ainsi ceux qui veulent assassiner trouvent par toute la ville un asile si proche qu’il est impossible de pouvoir faire le châtiment d’aucun crime. Et de là vient qu’on assassine chaque jour des Français et des Messinois impunément, car le bras ecclésiastique