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se séparer aussitôt après. Si la force publique intervient à temps, ils courent le risque d’être pris ou tués; mais dans le cas contraire, ou si seulement ils parviennent à s’échapper de la lutte, il n’est plus possible de les rattraper; chacun d’eux tranquillement rentre chez soi et reprend ses occupations ordinaires, bien assuré que personne autour de lui, ni la victime, ni les parens, ni les témoins accidentels, n’oseront dire un mot et le dénoncer. Seulement, à chaque pas dans la campagne, au coin des routes, au long des chemins, on trouve une croix, une inscription, un signe quelconque qui marque un crime commis là et resté impuni.

On a peine à comprendre au premier abord comment a pu se former dans un pays une population de malfaiteurs assez puissante, assez nombreuse, pour s’attaquer ainsi au corps social tout entier, tarir les sources de la richesse publique, entraver le commerce, exciter dans toutes les classes la terreur ou la sympathie, en imposer à la justice, et, devenue un danger politique, forcer le gouvernement lui-même à compter avec elle. Le mal est ancien déjà et tient à diverses causes. Avant tout, il faudrait noter le caractère même de la nation. Les peuples qui habitent les îles de la Méditerranée, la Corse, la Sardaigne, la Sicile, le groupe de l’Archipel, n’ont jamais bien complètement dépouillé leur barbarie primitive. Chaque homme se rend justice à lui-même; sa morale n’a d’autre horizon que son propre intérêt, celui de sa famille, il est en guerre contre l’état, contre la loi, contre toutes les abstractions des nations civilisées. M. Laugel, dans ses Notes de voyage, racontait ainsi les débuts d’un fameux bandit sicilien : « A quatorze ans, Nino volait des moutons en compagnie d’un petit berger de ses amis et au profit d’une bande de brigands. Ce petit compagnon avait un grand-père dur et sévère qui de temps en temps le battait. Après une de ses équipées, il arriva pleurant auprès de Nino, tout meurtri des coups qu’il avait reçus. Le cœur de Nino s’indigne. — Va, dit-il, ton grand-père ne te battra plus, — Il s’embusque avec son fusil derrière une haie d’agaves. Désormais le petit berger ne fut plus battu par son grand-père. »

Le Sicilien en général manque de franchise, choisissant de préférence les moyens obliques et de l’astuce faisant une vertu. Trop de races se sont heurtées, croisées sur ce petit espace : Sicules et Phéniciens, Grecs et Carthaginois, Romains, Goths, Arabes, Normands, Levantins, Espagnols, Italiens; le sang n’y est point resté pur comme dans telle autre province de la péninsule, la Romagne ou la Vénétie. Et depuis plus de trois mille ans la Sicile a été foulée, ravagée, conquise, opprimée, vivant à l’état de légitime défense. Son histoire n’est qu’une longue et lamentable suite d’invasions; que de spoliations! que d’injustices! que de sang versé! Conçoit-on les misères de l’homme du peuple, son existence ainsi