Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/591

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

profit réel d’avoir le tube de la corolle plus court ou plus profondément divisé afin d’ouvrir son trésor à l’abeille commune. Voilà comment M. Darwin conçoit l’insecte et la fleur avec le temps capables de s’adapter l’un à l’autre d’une manière parfaite par la conservation des individus affectés de légères déviations de structure.

Le tableau est la parodie d’une scène de la nature; tracé pour des lecteurs qu’on espère séduire par le charme de la description, on ne s’inquiète pas si les détails paraîtront inouïs à des observateurs. Qui ne s’étonnerait de l’idée d’un allongement de la trompe chez l’abeille vulgaire, — avantage appelé à s’accroître de génération en génération? On le sait, les abeilles qui vont sur les fleurs puiser le miel sont des ouvrières, des individus stériles; prisonnière dans la ruche, la femelle féconde prend la nourriture mise à sa portée. Au reste, allons au milieu des campagnes, d’un œil attentif suivons les différens hyménoptères avides du miel des fleurs, examinons en même temps les détails de la conformation de ces insectes, il sera impossible alors de ne pas demeurer convaincu que toute déviation de structure serait une circonstance fâcheuse pour l’espèce, une monstruosité gênante. La sélection imaginaire des individus possédant une trompe un peu plus longue que les autres ramène la pensée aux vues de Lamarck[1]. Le savant français supposait la girafe toujours en peine pour atteindre le feuillage des grands arbres; il voyait à la suite d’efforts continuels le cou de l’étrange mammifère allongé d’abord d’une manière inappréciable, et la modification gagnée, transmise par voie héréditaire, augmentant à chaque génération. Entre le changement présumé de l’hyménoptère et celui du mammifère, l’analogie paraît frappante. On expliquera néanmoins que la différence est considérable : Lamarck s’est inquiété seulement du résultat de l’effort de l’animal, M. Darwin a songé à la survivance des individus modifiés; dans l’opinion des Anglais, c’est beaucoup plus beau[2].

Les partisans de la doctrine de l’évolution perpétuelle se préoccupent infiniment des effets de l’usage et du défaut d’usage; ils aimeraient y découvrir l’origine des prétendus changemens survenus dans la conformation des êtres. Certes, la vigueur du corps ou d’un membre s’accroît et se conserve par l’exercice, un affaiblissement se manifeste par suite d’une longue inertie. Le fait n’est pas en question; les résultats d’expériences multiples que personne n’a préparées s’offrent à tous les regards. Chez les peuples civilisés, les goûts, les habitudes, les nécessités du travail entraînent des

  1. Nous négligeons à dessein de montrer le rapport des idées de M. Darwin avec des vues plus anciennes ; ce rapport a été mis en évidence par M. de Quatrefages. Voyez la Revue du 15 décembre 1868.
  2. A. R. Wallace, Contributions to the natural selection.