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que le petit propriétaire livrera son champ pour le décharger de l’impôt, il le reprendra en bénéfice, et aimera mieux payer une légère redevance à son seigneur que l’impôt au roi. Un autre a une terre qu’il possède en plein droit d’alleu, mais la loi veut que tout propriétaire soit soldat toute sa vie et à ses frais; or il y a une guerre presque chaque année, et c’est chaque année la ruine du cultivateur : cet homme donnera sa terre et se donnera lui-même à un couvent pour éviter les dangers et surtout les dépenses du service militaire[1].

Voilà pour quels motifs il y eut à chaque génération nouvelle un plus grand nombre d’hommes qui se firent sujets, un plus grand nombre d’alleux qui devinrent bénéfices. A chaque génération s’accrut le danger de rester libre et l’avantage d’être dépendant. Il se fit un mouvement continu et de plus en plus rapide vers la vassalité. L’autorité publique perdant chaque jour du terrain, le patronage en gagna chaque jour. Insensiblement il prit possession de presque toutes les terres et de presque toutes les personnes humaines. Il attirait tout à lui. Ce n’étaient pas seulement les faibles et les pauvres qui s’y réfugiaient, il n’était homme si fort qui pût se flatter d’y échapper, car le puissant rencontrait toujours un plus puissant que soi. Comme les plus petits recherchaient sa protection, il recherchait à son tour celle d’un plus grand. On se recommandait à lui, et il se recommandait à un autre. On était son vassal, et il était vassal. On lui livrait la terre, et il livrait la sienne. On s’était fait bénéficiaire à son égard, et il devenait à son tour un bénéficiaire. Tous les liens de dépendance que d’autres avaient contractés envers lui, il les contractait envers un autre. On l’appelait d’un côté maître et seigneur, et il y avait d’un autre côté un personnage qu’il appelait aussi son maître et son seigneur et dont il se disait l’homme. C’était une chaîne d’engagemens. Le contrat de protection et de fidélité se reproduisait de degré en degré dans toute l’échelle sociale. Entre le roi et le comte, entre le comte et le simple seigneur, entre ce seigeur et celui qu’on appelait « un nourri, » les conditions et les lois du patronage étaient les mêmes, elles avaient toujours pour effet de soustraire l’homme à l’autorité publique et de le soumettre corps et âme à un autre homme.

  1. Voyez sur ce point le 2e capitulaire de 805, article 15, et le 3e de 811, art. 4. — Voyez aussi le polyptyque de l’abbé Irminon, p. 31, n° 61.