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fallait immédiatement des impôts nouveaux ou des accroissemens d’impôts pour 500 millions environ. On proposait donc des taxes nouvelles ou supplémentaires pour 488 millions. Dans la première édition du projet, on demandait juste la moitié, 244 millions, à la douane. Le reste devait provenir en majeure partie de l’enregistrement et du timbre, de la poste et des boissons. Les droits de douane sur les matières premières devaient fournir 180 millions; des droits de compensation sur les produits manufacturés de l’étranger auraient rendu une somme importante, en déduction de laquelle seraient venus les drawbacks, ou restitutions de droits, à l’exportation des produits français. Il y aurait eu des droits de douane à la sortie pour 15 millions et 5 millions de droits de navigation, c’est-à-dire de protection pour la marine marchande.

La partie qui concerne les douanes de l’exposé des motifs de cette loi de finances est curieuse à lire aujourd’hui. Le lecteur est stupéfait d’y trouver la réhabilitation naïve de ce qui semblait déjà et aujourd’hui semble plus encore condamné sans retour : les droits sur les matières premières, les drawbacks, les droits de sortie. Sous le charme de son avènement subit au pouvoir suprême, M. Thiers se berçait d’illusions toutes plus surprenantes les unes que les autres. Parce qu’en 1859 un grand nombre de manufacturiers français avaient été ardens contre le traité, M. Thiers croyait qu’en 1871, après que les faits avaient parlé, cette hostilité restait aussi générale et aussi vivace. Il s’attendait donc à ce que son projet de loi excitât une approbation enthousiaste parmi nos chefs d’industrie. Il se flattait que les puissances étrangères envers lesquelles on était lié par les traités de commerce ne verraient dans sa conception qu’un plan financier indispensable pour procurer au trésor français les ressources dont il ne pouvait se passer. Il était donc convaincu, et il le disait, que, par sympathie pour la France malheureuse et abattue, elles donneraient leur acquiescement à son projet. Sur l’un et l’autre point, M. Thiers était profondément dans l’erreur.

Nos manufacturiers s’étaient montrés très mécontens en janvier 1860. Ils avaient considéré le traité du 23 janvier comme une surprise, comme un acte arbitraire qui tombait sur eux sans aucun avertissement préalable[1]. Alors ils se méfiaient mal à propos de leur propre capacité et s’imaginaient qu’ils seraient dévorés par les manufacturiers anglais dès qu’ils n’auraient plus pour s’en défendre le bouclier de la prohibition. Alors enfin ils trouvaient très

  1. En cela, ils se méprenaient. Le Moniteur les avait avertis dès le 17 octobre 1856 que le gouvernement se réservait de lever les prohibitions dans cinq ans à partir du 1er juillet. Quoique le traité de commerce ait été signé au commencement de 1860, la date du 1er juillet 1861 a été observée à l’égard des prohibitions. Jusqu’à cette date, le traité de commerce n’a eu d’effet que pour les marchandises non prohibées.