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irréfléchie. Lorsqu’on a enlevé le cerveau d’une grenouille, si on pince une de ses pattes, la patte se retire aussitôt, et pourtant l’animal n’a ni senti, ni perçu la douleur, et il n’a point ordonné un mouvement. Telle est l’action réflexe dans sa forme la plus simple, mais elle joue un rôle bien plus complexe dans la plupart de nos fonctions végétatives et animales. C’est par elle que peuvent s’accomplir toutes ces actions automatiques et involontaires qui constituent les trois quarts au moins de la vie humaine. Ainsi par exemple, lorsque nous faisons une longue marche nous pouvons penser à toute autre chose. Notre intelligence n’est pas distraite par les mouvemens que nous faisons, ni occupée à vouloir marcher : nous ne sommes à ce point de vue que de véritables automates; le pas que nous venons de faire provoque un second pas, et la réflexion n’agit pas. M. Onimus a comparé avec raison le langage aux fonctions automatiques de la marche, de la danse, du jeu des instrumens. Certaines observations d’aphasie sont très intéressantes à ce point de vue. Un malade à qui on disait : Comment cela va-t-il? répond : Cela va très bien ; quelques instans après, il ne peut répéter cette phrase. Dans ce cas, les malades parlent vite, comme s’ils craignaient d’oublier et comme si le début du mot qu’ils ont lu évoquait aussitôt l’idée d’un mot semblable.

Par ces exemples nous voyons qu’il y a dans le langage plusieurs élémens : la mémoire des mots, l’agencement des phrases, et cette partie automatique qui nous permet de parler sans effort. Il y a un quatrième élément qui a une importance considérable, je veux parler de l’intelligence. Il est impossible de regarder l’aphasie comme un trouble total de l’intelligence. La pensée n’est pas détruite lorsque la faculté du langage est abolie. Un musicien devenu aphasique pouvait écrire et noter un air qu’il avait entendu chanter; il est vrai qu’il ne pouvait pas écrire une seule syllabe, et cependant il écrivait la musique comme s’il n’avait pas été malade. Peut-on soutenir que l’intelligence de cet homme était anéantie?

Cependant, il faut bien l’avouer, l’intelligence chez les aphasiques a subi une atteinte grave. Rostan ne comprenait plus rien aux Entretiens littéraires de Lamartine, et Lordat se ressentit toute sa vie de la lésion qu’avait subie l’organe intellectuel. Lui, qui était un orateur et un improvisateur de premier ordre, il devint, après l’aphasie passagère qui le frappa, incapable de parler en public ; il lisait ses cours et ne put plus jamais improviser. Presque tous les aphasiques sont faibles d’esprit : ils ont des idées plus ou moins enfantines; les choses les plus frivoles les font rire ou pleurer. Les intérêts matériels, leurs repas et leur sommeil les préoccupent avant toute chose. Peut-être faut-il admettre que d’autres lésions cérébrales ont désorganisé l’intelligence; mais cette hypothèse