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états voisins. Le nord, par un imprudent esprit de conciliation, laissa violer la constitution dans de honteux compromis; les barrières des états libres s’étaient abaissées pour rendre au planteur le nègre fugitif. La politique nationale était entièrement asservie aux intérêts de la puissance esclavagiste, dont les exigences devenaient d’autant plus pressantes et excessives qu’elle se sentait près de perdre la direction de cette politique; elle ne pouvait souffrir ni l’extension territoriale du nord, ni les critiques d’une presse libre au-delà de ses frontières. Aussi était-elle bien décidée à ne pas renoncer sans combat à la suprématie qu’elle exerçait dans les conseils de l’Union. Ses journaux et ses orateurs enflammaient les esprits et les préparaient à la lutte prochaine; des romans soi-disant prophétiques annonçaient les triomphes qu’elle y remporterait, et au premier appel des chefs de la sécession toute la société du sud, saisie d’une véritable fièvre, brisa sans le moindre regret tous les liens qui la veille encore l’attachaient à ceux qu’elle croyait injurier en les appelant les abolitionistes.

Les différences que l’esclavage avait amenées entre le sud et le nord ne se bornaient pas à cet antagonisme politique : elles s’étendaient à toute la constitution même de la société. Il s’était formé dans le sud, sous son influence, des classes de plus en plus séparées les unes des autres, division qui facilita beaucoup dans les premiers temps son organisation militaire.

Le travail étant un acte de servitude, on ne pouvait s’y livrer sans déshonneur. Cette loi imposée par l’opinion publique fermait l’entrée des territoires du sud au flot fécond d’émigrans qui, parti d’Europe et des états de l’est, se répand sur les vastes plaines de l’ouest pour y former une population de propriétaires exploitant eux-mêmes leur champ, population dont les qualités laborieuses, l’énergie et l’intelligence sont la force et l’honneur des free-soil-states. Tout le système de la culture du sud s’était ressenti de cette exclusion, et l’Amérique présentait ainsi dans ses deux parties une image assez exacte du territoire latin aux deux époques extrêmes de l’histoire romaine : au nord, la terre morcelée, cultivée par le citoyen lui-même, qui était à la fois propriétaire, laboureur et soldat au besoin; au sud, les latifundia, grands domaines peuplés d’esclaves et partagés entre quelques maîtres.

L’ordre social du sud était fondé sur la grande propriété, dont les inconvéniens se font surtout sentir dans une contrée encore à demi sauvage, mais qui était une conséquence inévitable de l’institution servile. Seule en effet, elle permet de tirer parti du travail dispendieux, insuffisant et incertain de l’esclave. Ce travail est dispendieux, car les profits qu’il donne doivent représenter non-seulement