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minutieuses. C’est ainsi que nous possédons un certain nombre d’observations : elles sont toutes intéressantes, car on peut presque dire qu’aucune d’elles ne se ressemble, et qu’il y a toujours part au nouveau et à l’imprévu. Nous nous contenterons d’en donner quelques exemples ; ils nous montreront une variété inattendue dans les différentes manifestations du langage, et en même temps une analogie frappante entre tous les faits.

Il ne faut pas croire qu’il soit absolument impossible à un aphasique de parler : la plupart du temps il prononce quelques mots, mais qui sont sans rapport avec sa pensée. L’un disait constamment tan, et comme il n’avait jamais pu prononcer ou écrire son véritable nom, à Bicêtre, où il séjourna pendant fort longtemps, on l’appelait monsieur Tan. Un autre disait sans cesse oui, un autre cousisi, un autre sirona, un autre ta, un autre terminait tous ses mots en tif ; on n’en finirait pas, si on voulait énumérer toutes les expressions bizarres qui sont seules restées aux malheureux aphasiques ; mais ce ne sont que les apparences de la parole, et il leur est impossible d’exprimer leur pensée par des mots. Ainsi Trousseau présente à un de ses malades un couteau en lui demandant ce que c’est : « Est-ce un parapluie ? est-ce une montre ? est-ce une voiture ? » Et le malade fait des signes d’impatience pour indiquer que ce n’est rien de tout cela. « Alors c’est un couteau, » dit le médecin, et aussitôt l’aphasique fait des gestes d’assentiment pour indiquer que c’est bien un couteau ; mais il lui est impossible d’articuler le mot couteau… Quelques-uns cependant, quand on les presse, finissent par redire le mot qu’on a prononcé devant eux, et sans doute ils le comprennent ; mais ils l’emploient à tort et à travers comme s’ils ne comprenaient pas. Ainsi on demande à un malade, nommé Marcou, dans quel pays il est né ; il ne peut rien répondre que : ma foi ! À la fin on lui dit : Vous êtes de la Haute-Loire. Dites : Haute-Loire. Il redit, mais avec effort : Haute-Loire. — Quelle est votre profession ? — Haute-Loire ! — Comment vous appelez vous ? — Haute-Loire !

Il est certain que répéter un mot comme un écho inintelligent, ce n’est pas le langage : autant vaudrait alors accorder au perroquet et à la pie la faculté du langage. Parler, c’est traduire sa pensée par des mots ; on a le droit d’appeler aphasiques ceux qui ne le peuvent plus. Ainsi on rapporte l’histoire d’une femme dont l’aphasie était incomplète en ce sens qu’elle pouvait encore prononcer différens mots, mais ces mots étaient des injures grossières ; elle ne les comprenait pas elle-même, et les redisait à tout propos. Lorsqu’on venait la voir, elle indiquait un siège de la manière la plus aimable, et en même temps, croyant faire un compliment, elle répétait plusieurs fois de suite les mots qui composaient son vocabulaire. J’ai vu un aphasique qui est maintenant à Bicêtre : il ne prononçait