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l’âme des penseurs à quoi l’on puisse comparer, même de loin, le travail inconscient de l’insecte. Diderot semble dire que le penseur déroule la trame de son système, comme l’insecte la trame de sa toile, par une espèce de force instinctive, force élémentaire chez l’insecte, sublime et merveilleuse chez l’homme. La question des rapports de l’instinct et de l’intelligence, en ce qui concerne le travail des constructions philosophiques, doit conduire, ce me semble, à de tout autres idées. Pour moi, je me suis toujours représenté le philosophe comme un esprit de haut vol cherchant l’explication intégrale des vérités que l’homme possède déjà par la vertu de l’instinct. La mission de l’intelligence en matière philosophique et morale, bien loin de contredire ce qu’il y a dans l’instinct, est de l’expliquer et par là de l’affermir. Il arrive souvent que l’instinct va bien plus haut que l’intelligence; seulement ce qu’il possède, il le possède confusément, il est comme attaché de loin aux vérités, il ne les saisit pas de façon à se les rendre propres, c’est à l’intelligence de lui venir en aide et de consolider ses trésors. Les théoriciens de nos jours, qui à la fin de leurs déductions subtiles et acharnées en viennent à contredire toutes les données de l’instinct, devraient être avertis par cela même qu’ils ont fait fausse route. Positivistes, évolutionistes, pessimistes, nihilistes, on sait quel en est le nombre, on sait aussi à quel degré leurs conclusions révoltent la nature humaine. Figurez-vous un tireur qui, placé en face d’une cible et visant le point central, mettrait sa balle à l’endroit le plus éloigné du but; y aurait-il assez de sarcasmes pour le maladroit qui se prétendrait vainqueur? Ils montrent la même adresse et font preuve du même bon sens, ceux qui, contredisant tous nos instincts, s’imaginent avoir touché le but de la science.

On n’adressera jamais ce reproche au libre penseur dont nous venons d’examiner la philosophie morale. Il ne néglige aucun des élémens d’une recherche consciencieuse, il ne dédaigne ni la sagesse de ses prédécesseurs, ni celle des poètes, ni celle des femmes, ni celle du peuple; il est attentif à tous les instincts de l’humanité, il a le respect de l’âme et de ses manifestations, il dépasse ses propres théories, il combat parfois contre lui-même; à le voir se dégager de ses liens, il est facile de deviner quelles libertés nouvelles il saura conquérir un jour. En un mot, on sent tout à fait, en lisant son livre, qu’on est dans le large courant de la vérité morale, et comme il n’est pas de ceux qui font de l’enseignement philosophique une geôle plus ou moins éclatante, mais obstinément close, on peut lui dire sans le désobliger ce que Hamlet disait à son compagnon sur l’esplanade du château d’Elseneur : « Horatio, il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que n’en rêve votre philosophie. »


SAINT-RENE TAILLANDIER.