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elle gémit d’aimer le bien et de faire le mal, de chercher le bonheur et de rencontrer la misère, elle gémit de la contradiction qui l’écrase, et, du fond de l’abîme criant libera nos, elle invoque « l’Être bienfaisant qui la rachètera de la douleur et du péché. »

Ainsi parle M. Janet; voilà pour lui l’essence même de la religion. Appuyés sur une dialectique si forte, nous ajoutons naturellement : la religion qui répondra le mieux à ces élans de l’âme humaine est assurée de vivre aussi longtemps que vivra l’humanité. Dieu lui-même en a mis le principe au plus profond du cœur de l’homme, nulle puissance ne l’en déracinera. Comment donc M. Janet, après avoir établi scientifiquement ces belles doctrines, montre-t-il çà et là une certaine hostilité contre la religion à laquelle il emprunte l’exemple de ses dogmes, de ses symboles, de ses sacremens, et qui, aux yeux même des adversaires de toute religion, est la forme religieuse par excellence ? Pourquoi dit-il que l’humilité est une vertu douteuse et suspecte? S’il veut insinuer par là que l’humilité est souvent un masque sous lequel se cachent de très mauvais desseins, nous lui demanderons quelle est la vertu dont la perversité humaine n’ait pas fait, comme dit Molière, métier et marchandise. Pourquoi dit-il encore que la morale bouddhiste est l’égale de la morale chrétienne ? Il a beau contester la signification du Nirvana, telle que l’a donnée Eugène Burnouf ; à part toute question d’érudition, il suffit de comparer les résultats, c’est-à-dire les civilisations, pour comprendre que le Bouddha enseignait une doctrine de mort et le Christ une doctrine de vie. Enfin pourquoi reproche-t-il au christianisme d’avoir affaibli le sentiment des devoirs civiques et préparé les peuples à la servitude? Sur ce point, il y avait déjà une discussion célèbre dans l’histoire des idées. Bayle avait soutenu que la religion chrétienne ne pouvait former ni des soldats ni des héros, et Montesquieu, dans un chapitre de l’Esprit des lois, l’avait réfuté avec force. Diderot lui-même, écrivant l’article Christianisme pour l’Encyclopédie, rencontra sur son chemin le paradoxe de Bayle ainsi que la réfutation de Montesquieu ; il prit parti pour la philosophie de l’Esprit des lois, et, comme un disciple qui répète une leçon, reproduisit exactement les paroles du maître. Je ne m’explique pas que M. Janet reprenne aujourd’hui l’opinion de Bayle sans tenir compte de la réponse de Montesquieu accueillie et confirmée par Diderot. Il suffit d’inviter l’éminent moraliste à méditer de nouveau sur ces matières ; qu’il les soumette à sa délicate analyse, et ce sera lui-même qui trouvera les meilleurs argumens à l’appui de la cause soutenue par Montesquieu.

Dans son livre sur les problèmes du XIXe siècle, M. Janet remarque très justement qu’on peut philosopher de deux manières, soit avec du génie, soit avec du bon sens. Le génie découvre certains principes,