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point est tout à fait d’accord avec Kant, le domaine du bien n’est pas plus vaste que le domaine du devoir; le devoir de l’homme étant d’aspirer en tout à la perfection de son être, aucun degré du bien ne se trouve pour lui en dehors du devoir. Vous dites qu’on n’est pas obligé d’être un héros ou un saint? C’est une affirmation trop générale et trop vague, il y faut regarder de plus près. D’abord qu’est-ce qu’un héros? Celui que l’opinion qualifie de héros pour une action éclatante a-t-il toujours en se distinguant de la sorte accompli l’action la meilleure? Il a fait assurément une action très belle; ne pouvait-il pas en faire une qui fut plus conforme au bien? Prenez garde de confondre le bien et le beau. Platon a prononcé à ce sujet de poétiques paroles qui peuvent induire en erreur : le beau, quoi qu’il ait dit, n’est pas toujours le bien; or c’est le bien, non pas le beau, qui est le but à atteindre lorsqu’il s’agit de moralité. Si le héros, en faisant l’acte héroïque dont vous le glorifiez et que sa conscience ne lui commandait pas, a négligé un acte moins éclatant, moins glorieux, mais que lui commandait sa conscience, dira-t-on qu’il s’est élevé en des régions supérieures au devoir ordinaire? Non, certes. M. Janet prend ici un exemple de grand éclat et parfaitement adapté au sujet. Lord Byron, après une vie de désordre et de dissipation, las de la vie et de lui-même, va se faire tuer en Grèce pour la cause de l’indépendance. C’est une belle action; est-elle aussi bonne que belle? M. Janet n’en croit rien, et il ajoute : « Si lord Byron, au lieu de rechercher cette bruyante gloire, se fût au contraire imposé de rendre à sa vie la dignité, à son foyer domestique la paix, à son génie la sérénité et par suite la fécondité, il aurait fait une action infiniment meilleure et aurait donné aux hommes un exemple plus sérieusement utile. » Ainsi voilà une action belle, éclatante, héroïque, et qui n’avait rien d’obligatoire pour celui qui résolut de l’accomplir; mais pourquoi n’était-elle pas commandée par le devoir? Parce qu’elle n’était pas commandée par le bien.

Veut-on un exemple en sens inverse? Nous venons d’examiner un acte de brillant héroïsme, et nous avons vu que, si cet acte n’était pas obligatoire, c’est qu’il y avait mieux à faire pour le héros. Voici maintenant une action héroïque dont on ne saurait dire qu’elle ne fût pas en même temps la meilleure possible pour celui qui en est l’auteur. L’archevêque de Paris, pendant les journées de juin 1848, se jette dans la mêlée afin de séparer les combattans. Il ne calcule pas le péril, sa seule pensée est de faire apparaître à des insurgés en délire la vivante image d’une religion d’amour et de fraternité. La mort l’attend, il va au-devant d’elle, et, prononçant des paroles de bénédiction, il tombe frappé d’une balle. Certes, devant un tel sacrifice, il est naturel de dire que l’archevêque de Paris a fait plus