Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/332

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

intellectuelle de l’homme, on peut retourner complètement la définition de la libre pensée telle que l’entend le vulgaire, et dire sans hésiter : le libre penseur est celui qui est le plus affranchi des entraves du doute, des chaînes de la négation, et plus on possède de hautes croyances par la raison comme par le cœur, plus on a droit à ce titre. D’après la définition dont on a vu tout à l’heure les conséquences, le penseur est de plus en plus libre à mesure qu’il s’appauvrit davantage ; au contraire, le libre penseur vraiment digne d’être nommé ainsi voit se multiplier ses richesses à mesure que sa liberté s’accroît.

Je soumets ces idées ou, si l’on veut, ces indications aux recherches de M. Paul Janet. On aimerait à voir sa dialectique si fine, si sincère, si impartiale, analyser ce qu’elles renferment et peut-être en faire sortir des vérités fécondes. Au reste, si M. Janet n’a pas encore donné ce couronnement à sa doctrine de la libre pensée, il a été lui-même, dans une certaine mesure, le vivant exemple des idées que je viens d’exprimer. M. Paul Janet est un de ces penseurs dont on voit se multiplier les richesses à mesure que leur liberté s’accroît. Nous n’en voulons d’autre preuve que ce beau système mis au jour il y a quelques mois, ce système si largement conçu, si fortement lié, qui porte avec autant de modestie que de fierté ce titre à la fois si simple et si grand : la Morale, Quand on entend l’auteur exposer ses principes et en déduire les applications diverses, quand on assiste à ces vives discussions, à ces vraies batailles philosophiques où il réfute les doctrines fausses, complète les théories insuffisantes et poursuit loyalement des vérités de plus en plus hautes, au risque de paraître se contredire lui-même, il est impossible de ne pas être frappé des nouveautés qu’il enseigne et des perspectives qu’il entr’ouvre.

Quel avait été jusqu’à présent le dernier mot de la philosophie de M. Paul Janet ? Je ne parle pas des questions spéciales, de ses rapports avec les savans de nos jours, de la position qu’il a prise à l’égard de telle ou telle école ; j’embrasse l’ensemble de ses travaux, et j’y reconnais un spiritualisme élevé, puissant, irréprochable en tout ce qu’il affirme, mais qui n’affirme, dans sa loyauté, que ce qu’il est parvenu à saisir. Personne n’applique plus scrupuleusement la règle de Descartes ; M. Janet ne se rend qu’à l’évidence. Il est aussi, avant toute chose, préoccupé de l’action et de la pratique. Une des questions qui lui tiennent le plus à cœur, c’est le bon emploi de nos forces, la poursuite de notre fin, la dignité de notre vie ; en d’autres termes, le bonheur. Même quand il paraît appliqué à des problèmes philosophiques très différens, c’est encore son de vita beata qui l’occupe ; il en écrit un chapitre à sa manière. Sans rappeler ces livres graves et charmans, la Famille, la Philosophie