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la plus habituelle, la figure quelque peu baissée, la joue appuyée sur sa main, inclinant la tête légèrement quand mes paroles se rencontraient avec son propre sentiment, la secouant tristement au contraire quand il ne pouvait partager ma confiance. Enfin il se redressa et prit lui-même la parole. Les écrits de cette nature, m’exposa-t-il, ne sauraient s’apprécier uniquement par l’effet qu’ils produisent sur les heureux de la terre, sur les classes dont les lumières et l’éducation peuvent agir comme un préservatif ou comme un contre-poison. Assurément les ravages en seraient fort circonscrits, si les hommes n’étaient gouvernés que par la raison, par la logique ou par l’expérience ; mais d’innombrables millions d’êtres humains sont fatalement voués à une existence de labeur perpétuel, d’ignorance absolue, de souffrances aussi irrémédiables qu’elles sont imméritées. Quels fermens ne produiront pas dans leurs intelligences sans culture, dans leurs cœurs ulcérés ces instigations astucieuses ou passionnées à leurs espérances, à leurs convoitises, à leur action vengeresse? Le sol de la vieille Europe est profondément miné; celui de l’Angleterre elle-même est-il inébranlable? Qui mesurera les animosités, les cupidités, les ressentimens, les audacieux projets qui fermentent sous les surfaces resplendissantes de notre civilisation moderne? Qui osera prédire le jour de l’explosion, l’étincelle qui la fera éclater, les ruines incommensurables qu’elle amoncellera? — Jusqu’alors j’avais peu songé à des questions ou à des soucis pareils. L’histoire du passé, le spectacle de la vie superficielle des nations, les divers monumens de leur grandeur, les rapports qui existaient ou qui pourraient être établis entre elles m’avaient principalement absorbé. A la voix du grand homme d’état, les murs étincelans de lumière, couverts des chefs-d’œuvre de Rubens et de Reynolds, dont sir Robert Peel était partout entouré, soit à Londres, soit à Drayton-Manor, semblèrent s’entr’ouvrir et disparaître momentanément à mes yeux. Je crus voir surgir dans le lointain ces masses déshéritées qui n’existent que pour travailler, pour souffrir, pour maudire, et sous la colère déchaînée desquelles les empires les plus vénérables succomberaient en un seul jour. Je compris alors pour la première fois et l’abolition précipitée des corn laves, et le caractère dominant du génie propre de sir Robert Peel. L’expérience de quelques mois devait me convaincre bien plus encore de ses titres à la suprématie morale et intellectuelle dont aucun effort de ses adversaires ne pouvait le dépouiller.

L’illustre homme d’état avait en effet pressenti bien plus que moi, bien plus que nous tous, les périls dont était menacé le gouvernement constitutionnel de la France. En quelques heures, sans aucun concert avec la nation elle-même, les institutions les plus tutélaires, un souverain appelé à juste titre un sage couronné, son angélique