Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/300

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en retard, et les oppositions respectives semblaient combiner leurs efforts pour détruire le peu de cordialité et de bonne intelligence qui subsistait entre les deux gouvernemens. Déjà les événemens de 1840 avaient failli amener une conflagration générale; mais, bien que lord Palmerston et le ministère whig eussent abandonné le pouvoir, bien que l’Angleterre eût répudié leur politique de la façon la plus éclatante dans les élections récentes, bien que le nouveau gouvernement nous prodiguât les témoignages de son bon vouloir, — dans la presse, dans nos deux chambres, l’esprit d’hostilité à l’égard de nos voisins se refusait à désarmer. Lord Aberdeen, en déplorant ces manifestations et le sentiment qui les inspirait, les appréciait avec le sang-froid et la patience que donne une longue pratique de la vie internationale. Sir Robert Peel était plus porté à s’en formaliser, et souvent son irritation se trahissait dans ses entretiens particuliers comme dans ses paroles publiques. Il ne pouvait méconnaître les efforts que faisaient le roi Louis-Philippe et M. Guizot pour ramener l’esprit public en France à des dispositions plus équitables; mais, en leur attribuant une influence qu’il ne dépendait pas d’eux d’exercer, il se laissait aller parfois à exagérer leur responsabilité et à méconnaître leurs intentions. La France était représentée alors à Londres par le comte de Sainte-Aulaire. Son esprit élevé, équitable, conciliant, son expérience consommée des affaires diplomatiques, le charme de ses manières tout empreintes de la grâce attrayante d’un autre siècle, le rendaient éminemment propre à la tâche qui nous était imposée. Quelquefois il voyait lui-même sir Robert Peel; quelquefois aussi, comme il m’honorait de toute sa confiance, il me chargeait des communications officielles que le mouvement des affaires rendait nécessaires avec le premier ministre, spécialement appelé, comme nous l’avons vu, à la défense des questions étrangères dans le lieu même où la présence de lord Palmerston rendait l’attaque plus fréquente et plus redoutable. Les deux gouvernemens s’habituèrent ainsi à faire cause commune, dans l’intérêt de la bonne, intelligence croissante qui s’établissait entre eux, de même que les deux oppositions s’appliquaient en commun à la compromettre, et mes relations personnelles avec sir Robert Peel prirent insensiblement un caractère plus confidentiel et plus affectueux. Ainsi s’est également formée, lentement, laborieusement, ce que l’on a depuis appelé « l’entente cordiale. » Lord Aberdeen s’était le premier servi de cette locution, a cordial good understanding, dans une conversation que j’eus avec lui à son château de Haddo, en Écosse; on conçoit que par son origine étrangère elle ait pu prêter chez nous à la critique, elle exprimait toutefois fidèlement la nature des rapports qu’un sincère attachement réciproque entre deux hommes d’état