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connaissance personnelle, était déjà fort éminente. Chef incontesté depuis longtemps des conservateurs dans la chambre des communes, il voyait les rangs de ses adhérens grossir sans cesse tandis que la confiance publique s’éloignait de plus en plus du ministère de lord Melbourne. Dans chaque élection partielle, une victoire du parti tory ou une lutte honorable témoignait de sa vitalité croissante, et la profonde considération qu’inspirait son chef était évidemment une des causes déterminantes de ce progrès continu. Les privilèges de l’ambassade me permettaient d’assister à toutes les délibérations parlementaires : mes devoirs m’obligeaient à en étudier attentivement la physionomie et souvent à en rendre un compte sommaire. Pendant trois ans, je les suivis avec quelque assiduité comme avec un extrême intérêt. Je ne cessais d’admirer ces débats sérieux, prolongés, consciencieux, où règnent une si puissante discipline, un ordre si facilement maintenu, une si exemplaire courtoisie. Sir Robert Peel, lord Stanley, sir F. Burdett, lord John Russell, lord Palmerston, M. O’Connell, M. Shiel, étaient alors les orateurs les plus appréciés, car, dévoré encore par ce qu’il a appelé dans son pittoresque langage « l’enfer d’un premier insuccès » (the hell of a previous failure), M. Disraeli n’affrontait que fort timidement l’auditoire redoutable qui avait mal accueilli ses premiers débuts. Parmi ces maîtres éminens de la parole publique, la palme de la pure éloquence était, du consentement général, attribuée à lord Stanley, depuis premier ministre sous le titre héréditaire de lord Derby. La véhémence entraînante de son improvisation, la beauté incomparable de sa diction, les généreux élans que lui inspiraient évidemment les incidens les plus imprévus de la discussion, la fougue écrasante de sa réplique, tout ce qui enfin constitue le véritable orateur se rencontrait chez lui à un degré transcendant. Les vétérans parlementaires comme lord HoIland, qui avaient assisté aux grandes luttes du passé, disaient que, seul dans les générations nouvelles, lord Stanley reproduisait instinctivement l’accent et le tour oratoire de M. Pitt. Depuis que, sur la question des biens de l’église établie d’Irlande, il s’était séparé du parti whig pour s’asseoir auprès de sir Robert Peel dans les rangs des conservateurs, c’était lord Stanley qui se chargeait surtout de prendre à partie M. O’Connell, soit par des provocations fort peu déguisées, soit par de fougueuses reparties. Leurs conflits manquaient rarement de passionner l’assemblée; ce n’étaient plus deux partis, c’étaient deux races qui se mesuraient dans leurs champions; mais les grossières saillies, l’élocution haletante et entrecoupée, qui faisaient fortune auprès des masses irlandaises retombaient le plus souvent sans effet auprès d’un public plus raffiné. Dans la chambre des communes, le puissant tribun était hors de son élément :