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personnelle toujours un peu fausse et étrange en dépit de sa grandeur et de son éclat. Chef d’une puissante et hautaine aristocratie à laquelle il n’appartenait ni par son origine, ni par ses goûts, champion d’un grand parti dont il n’adoptait ni les passions ni à peine les sentimens, sir Robert Peel fut toujours en effet singulièrement isolé au milieu de son entourage ordinaire et condamné peut-être par là même à une réserve exceptionnelle. Il serait néanmoins plus naturel à la fois et plus juste d’attribuer le défaut incontestable d’aisance et d’attrait qui se manifestait dans ses façons à un tempérament assez commun chez ses compatriotes, où une timidité avec les étrangers et les inconnus, incurable jusqu’à la fin, et qui a son terme propre dans la langue (shyness), entre dans une proportion sans exemple ailleurs. Une autre circonstance tendait aussi à enlever à l’entretien de sir Robert Peel l’intérêt et le charme que l’on était porté à y chercher : beaucoup plus enclin à écouter qu’à se livrer lui-même, il laissait habituellement à son interlocuteur l’initiative comme les frais les plus onéreux de la conversation, au point de paraître accorder une audience même dans les entrevues de pure sociabilité. Chez lui, la parole familière semblait donnée par la nature, non pour exprimer ou pour dissimuler sa propre pensée, mais pour pénétrer celle des autres, et, jusque sur les sujets les moins importans, on retrouvait la tendance et l’action d’un esprit qui s’est essentiellement distingué par la patiente et consciencieuse recherche de la vérité. Fortement ému comme je l’étais, je ne pus ajouter beaucoup à l’abondance de ce premier entretien ni en emporter un fort agréable souvenir, et, si je ne m’étais jamais retrouvé auprès de sir Robert Peel, je n’aurais pu soupçonner tout ce que son caractère et sa conversation même avaient d’attrait sympathique, une fois la première glace rompue et une certaine intimité établie. Quelques jours après, il m’engagea à dîner ; les invités étaient peu nombreux : le marquis de Chandos, depuis son collègue au ministère sous le titre de duc de Buckingham, un membre du parlement orangiste, le colonel Verner, et M. Disraeli, quant alors affectueusement dévoué à son chef. Toujours brillant et disert, M. Disraeli tint sans relâche le dé de la conversation, où sir Robert Peel ne manquait pourtant point de placer quelques observations frappantes, quelques saillies enjouées. Que de fois j’ai dû penser depuis à ce dîner, à la douce cordialité qui régnait entre les deux principaux convives, quand j’ai assisté aux terribles luttes qui suivirent la rupture, et vu le grand homme d’état succombant sous les coups d’un rival dont il n’avait point suffisamment pressenti la puissance et les hautes destinées !

La situation de sir Robert Peel, vers l’époque où je fis ainsi sa