Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/223

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

despotique, mais, par caractère autant que par conviction religieuse, il avait, ainsi que le dit justement M. Ravaisson, le crime en horreur, et, comme homme privé, il valait beaucoup mieux que la plupart de ses sujets. Après plusieurs conférences avec les ministres, il donna ordre à M. de La Reynie de procéder aux plus actives recherches et de n’épargner personne. Tous les exempts de Paris furent mis sur pied. Les arrestations se multiplièrent dans une effrayante proportion et la capitale fut épouvantée de receler tant et d’aussi redoutables malfaiteurs.

La chambre ardente instituée par Louis XIV déploya dans l’instruction de l’affaire la plus grande activité, et, conformément aux ordres qu’elle avait reçus, elle fit remonter les recherches des charbonniers, des menuisiers et des plus obscurs bourgeois de Paris jusqu’aux personnages qui touchaient de plus près à la personne du roi. Une clarté sinistre se répandit tout à coup sur cette société en apparence si régulière, si calme, si sévèrement orthodoxe, et M. de La Reynie, effrayé lui-même de ce qu’il avait découvert, écrivit à Louvois le 23 janvier 1681 :

« La quantité des crimes dont il est fait mention dans les enquêtes effarouche l’esprit, et, quoiqu’ils soient avoués par ceux mêmes qui les ont faits, quoiqu’il y en ait eu de semblables déjà prouvés plusieurs fois et punis en divers sujets, ce grand commerce de poisons et d’empoisonnemens paraît toujours incroyable et difficile à comprendre. »

Ces crimes déjà prouvés, c’étaient ceux de la Brinvilliers, de Vanens, et de quelques misérables moins en vue; mais combien d’autres restaient encore à punir! La Voisin avait succédé à la Brinvilliers; placée moins haut dans l’échelle sociale, elle opérait tout à la fois pour l’aristocratie et les petits bourgeois. Une bouchère du faubourg Saint-Antoine, vertement corrigée par son mari, court après la correction lui demander conseil, et elle lui donne « quelques poudres pour la contenter. » Une menuisière de la rue de Charonne vient réclamer ses bons offices, elle lui remet un petit paquet bien enveloppé, et le mari meurt quelques jours après. Une mère la charge d’empoisonner son fils; ce fils à son tour la charge d’empoisonner sa mère; elle met le crime aux enchères, se décide pour celle des deux parties qui la paie le mieux, et c’est à la mère qu’elle donne le breuvage mortel. Le poison du reste n’était point sa spécialité exclusive, elle entreprenait aussi les avortemens, et s’était associé pour exploiter cette infâme industrie une sage-femme du nom de Lepère, qui avait, disent les pièces de la procédure, des secrets infaillibles, et se vantait « de remettre l’honneur sur la tête des femmes qui l’avaient perdu. » Elle avait formé de nombreuses