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douter. Un des enfans de Filastre paraît avoir été ainsi sacrifié : Guibourg convient d’en avoir sacrifié cinq, la fille Voisin déclare en avoir vu sacrifier deux et a laissé de grands soupçons qu’il n’en ait été égorgé un grand nombre chez sa mère; elle n’est pas la seule qui donne ces soupçons, il y a d’autres accusés qui disent d’étranges choses sur ces faits. Sur quoi il faut rappeler la mémoire d’un grand désordre arrivé à Paris en 1676, au mois de septembre, temps qui convient assez à celui marqué par Guibourg et la fille Voisin des enfans égorgés, plusieurs attroupemens, diverses allées et mouvemens de sédition en plusieurs endroits de la ville, sur un bruit qu’on enlevait des enfans pour les égorger, sans qu’on pût comprendre alors quelle pouvait être la cause de ce bruit[1]. »

L’imagination se refuse à croire à de pareilles horreurs, et cependant elles sont attestées par les documens les plus authentiques, par les aveux des accusés bien avant la torture, les révélations des confesseurs, qui signalaient les crimes sans nommer ceux qui s’en rendaient coupables, les attestations des premiers magistrats du royaume, le serment des témoins; bien loin de se présenter comme des faits exceptionnels, des actes de folie sanguinaire accomplis par quelques-uns de ces criminels qui paraissent de temps à autre comme des phénomènes de perversité, elles se répètent avec une effrayante persistance, elles rentrent dans les habitudes du temps; ici encore c’est le témoignage même de M. de La Reynie, de l’un des magistrats les plus habiles et les plus justement respectés de l’ancien régime, qui vient confirmer cette appréciation :

« Cent quarante-sept prisonniers à la Bastille et à Vincennes, dit-il, de ce nombre il n’y en a pas un seul contre lequel il ne s’élève des charges considérables. La vie de l’homme est publiquement un commerce; c’est presque l’unique remède dont on se sert dans tous les embarras de famille. Cependant, et voici la plus grande des difficultés, est-il ou non de la gloire de Dieu, de l’intérêt du roi et de celui de l’état par conséquent, et du bien de la justice d’apprendre au public des faits de cette qualité et des crimes si énormes? » On comprend cette hésitation quand on suit dans le détail l’affreux enchaînement de forfaits révélés par les enquêtes.

Les empoisonnemens restèrent longtemps impunis, parce que la science était trop imparfaite encore pour en retrouver les traces matérielles, et qu’un très grand nombre d’individus étaient intéressés à détourner les recherches. Le public d’ailleurs prenait rarement parti pour les victimes; il riait volontiers des maris que les grains de santé envoyaient dans l’autre monde, des gens riches que la

  1. Mémoire de M. de La Reynie au roi, t. V, p. 432, 433.