Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/219

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

demandait rien pour la première consultation, et l’argent que les visiteuses voulaient bien lui donner servait, disait-elle, à faire des aumônes aux pauvres ou aux bonnes femmes qu’elle chargeait d’intercéder par des neuvaines auprès de saint Gervais et de saint Antoine. Le ménage n’en allait pas mieux : nouvelles visites, nouvelles consultations, les neuvaines recommençaient, et cette fois pour prier Dieu de rappeler à lui l’époux incorrigible. Quand celui-ci s’obstinait à vivre, la pythonisse offrait de hâter l’heure du veuvage, et le poison faisait son office. Les maris furent les premières victimes de ces abominables pratiques, et les instincts pervers d’une société profondément corrompue ne tardèrent point à se donner libre carrière. Les héritiers qui se lassaient d’attendre une succession, les gens prudens qui voulaient se débarrasser d’un ennemi ou d’un rival sans affronter les chances d’un duel, les ambitieux qui convoitaient une place, demandèrent à la Brinvilliers et à ses complices des poudres et des breuvages pour satisfaire leur cupidité ou leur vengeance, et, comme le métier d’empoisonneur donnait de très beaux bénéfices et rapportait plus que les charges du parlement, il fut exercé sur une grande échelle par une foule de misérables qui trouvaient dans toutes les classes une nombreuse clientèle[1]. Leur réputation s’étendit dans toute l’Europe, ils expédiaient leurs produits en Italie, en Angleterre, en Allemagne, et, comme les médecins célèbres, ils allaient donner des consultations à l’étranger et opérer sur place.

L’art de faire disparaître une créature humaine lentement, sûrement, sans donner l’éveil, était porté à la dernière perfection. Tantôt on enduisait les chemises d’un savon arsenical; cette nouvelle robe de Nessus développait sur toutes les parties du corps une violente inflammation, qui était entretenue par l’application de nouveaux linges préparés, et conduisait infailliblement à la mort; tantôt on administrait par petites doses, à des intervalles plus ou moins éloignés, une dissolution d’arsenic mêlée aux alimens, aux boissons et aux lénitifs, ou de prétendus grains de santé, gros comme des têtes d’épingle, qui minaient l’organisme sans laisser de traces appréciables. Les gens riches pouvaient seuls user de ces procédés

  1. Les empoisonneurs, dit M. Ravaisson, travaillèrent d’abord en toute sécurité. Les uns se faisaient passer pour des alchimistes, et pendant qu’ils distillaient en secret de l’arsenic et des plantes vénéneuses, ils entassaient dans leurs alambics des plantes inoffensives qu’ils mettaient en évidence; les autres, au moment où Colbert venait de fonder une manufacture de glaces et de cristaux colorés, obtinrent l’autorisation de travailler dans la verrerie royale, où il leur fut permis d’établir des creusets ; ils en profitèrent pour fabriquer aux frais de l’état des poisons qu’ils vendaient fort cher aux particuliers. Quelques-uns donnèrent des leçons, et fondèrent, comme on dit aujourd’hui, des cours d’enseignement professionnel.