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avec une extrême négligence; les juges ordinaires hésitaient à sévir contre les personnages en crédit ; la noblesse des provinces résistait par la force des armes aux agens de l’autorité ; l’action de la justice était entravée par la multiplicité des tribunaux, l’enchevêtrement de leurs attributions et les conflits de compétence qui éclataient sans cesse entre les juridictions municipales, seigneuriales, ecclésiastiques, entre les parlemens, les élections, les cours des aides, les grueries, les tables de marbre, les amirautés, la maréchaussée de France; en présence de ce chaos et de l’impuissance des lois, le prince se chargeait directement de la répression, soit en établissant, sous le nom de grands jours, des tribunaux extraordinaires, soit en faisant procéder aux incarcérations en vertu de sa toute-puissance. L’anarchie justifiait l’arbitraire, les grands jours et les lettres de cachet, mais il était difficile de marquer la limite qui séparait l’usage de l’abus. Louis XIV avait sévi d’abord contre les duellistes, les escrocs, les concussionnaires, les empoisonneurs; en devenant plus vieux et plus dévot, il devint plus ombrageux ; enchaîné par le sacre à la tradition catholique, il vit dans l’édit de Nantes un acte de faiblesse arraché par les nécessités politiques au chef de la maison de Bourbon, une tache originelle imprimée sur sa race, dans le jansénisme une secte ennemie de Dieu et de l’état. Pour concilier les intérêts de l’église et de l’état, il mit les lettres de cachet au service d’un double despotisme. La Bastille, à la fin de son règne, fut encombrée de protestans, de jansénistes et d’écrivains. Le régent suspendit les rigueurs, mais elles recommencèrent sous Louis XV dans des conditions plus déplorables encore[1]. L’amant de la Pompadour et de la Du Barry trouvait le pouvoir absolu trop lourd pour ses faibles mains, il en abandonnait volontiers les redoutables prérogatives aux créatures de son entourage, aux ministres, aux favoris, aux maîtresses, aux amis des maîtresses et des ministres. Le monde remuant et corrompu qui s’agitait à Versailles se faisait délivrer des lettres de cachet signées en blanc, qui se négociaient moyennant 25 louis; le premier venu pouvait en acheter pour satisfaire ses haines et ses vengeances, et personne dans le royaume n’était sûr du lendemain, car a personne, ainsi que l’a dit la cour des aides dans les célèbres remontrances de 1770, n’était assez grand pour être à l’abri de la haine d’un ministre, ni assez petit pour n’être pas digne de celle d’un commis des fermes[2]. »

  1. On estime à 80,000 le nombre de lettres de cachet qui fut délivré sous le ministère du cardinal de Fleury. Une petite fille de sept ans fut mise à la Bastille, parce qu’on la soupçonnait d’être convulsionnaire.
  2. Mirabeau, les Lettres de cachet et les prisons d’état, p. 224. La cour des aides, aujourd’hui complètement oubliée, a été sous l’ancien régime le plus indépendant des grands corps de l’état; elle n’a point porté comme le parlement un étroit esprit de corps dans ses remontrances, et son histoire mérite à tous égards d’attirer l’attention.