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au mieux ses fagots, et d’attacher plus solidement son homme, l’étranglait discrètement en serrant le collier de fer qui l’attachait au poteau, et qui était disposé pour cet usage. Les exécutions avaient un grand attrait pour les habitans de Paris. Les bourgeois, la plus haute noblesse, les femmes les plus élégantes, s’y portaient en foule : l’échafaud faisait concurrence aux théâtres, et les jours de supplice les acteurs avaient grand soin de ne pas jouer de pièces nouvelles.

Quel que fût le motif de leur arrestation, les prisonniers étaient entourés à la Bastille d’un certain confortable aussi longtemps qu’ils étaient écroués au nom du roi, et les rigueurs ne commençaient pour eux que du jour où la chambre de l’Arsenal instruisait leur procès; ils rentraient alors dans la catégorie des détenus ordinaires et se trouvaient soumis à leur régime. Hors de là, ils étaient traités comme des hommes auxquels on veut faire oublier par le bien-être la perte de leur liberté. A part quelques prisonniers d’état qui vivaient dans un isolement complet, les autres pouvaient être autorisés à recevoir des visites; ils se réunissaient à heures fixes pour jouer aux quilles, au tonneau, au billard, et jouissaient de ce qu’on appelait les libertés de la Bastille. Leur nourriture était abondante et très soignée; ils avaient à chaque repas le potage, une entrée, des relevés, un dessert copieux, et chaque jour trois bouteilles de vin, dont une de Champagne. Les gens économes faisaient des approvisionnemens; quelques cellules étaient garnies comme les meilleures caves, et le jour de la Saint-Louis chacun se mettait en gaîté. On buvait même à la santé du roi, en reconnaissance de ce qu’il payait le vin et la table ; il payait même si largement que quelques-uns de ses pensionnaires s’arrangeaient avec le gouverneur pour réduire l’ordinaire en partageant avec lui la différence entre les sommes allouées sur la cassette royale et la dépense réelle. Cette manière de mettre à la caisse d’épargne donnait de beaux résultats. On vit des prisonniers sortir de la Bastille plus riches qu’ils n’y étaient entrés; on en vit d’autres, au moment de lever leur écrou, solliciter comme une faveur une prolongation de séjour pour faire des économies. Le régime intérieur de la prison était donc en définitive plus doux qu’on ne le suppose généralement, mais le bien-être matériel n’atténue en rien l’odieux d’un système qui donnait au prince le droit de condamner d’un trait de plume ses sujets à la réclusion perpétuelle.

Louis XIV, dans les premières années de son règne, usa des lettres de cachet avec une certaine modération : il ne les signait qu’après une minutieuse enquête; les arrestations étaient le plus souvent justifiées par de graves motifs, et surtout par l’insuffisance des institutions appelées à maintenir la paix publique. La police se faisait