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de cette forteresse avait un double but : elle devait compléter les défenses de la capitale à l’extrémité de la rue Saint-Antoine, et servir en même temps à contenir les Parisiens dans le cas où des insurrections comme celle de 1357 viendraient de nouveau mettre la royauté en péril. Par un singulier retour des choses humaines, le premier prisonnier qu’elle reçut dans ses murs fut le magistrat qui l’avait fait bâtir ; le duc de Nemours y passa treize ans dans une de ces cages de fer que Louis XI appelait ses fillettes ; Jacques d’Armagnac, Chabot, Poyet, s’y succédèrent tour à tour. Le parlement en corps y fut enfermé sous la ligue ; Henri IV y fît décapiter Biron le 2 juillet 1602; mais ce fut seulement sous Louis XIII qu’elle reçut la destination spéciale qu’elle a toujours conservée depuis[1].

Lorsque Richelieu fut nommé premier ministre, en 1624, le royaume était profondément troublé ; quatorze ans avaient suffi pour mettre à néant les grands résultats du règne de Henri IV : le cardinal embrassa d’un coup d’œil sûr la gravité de la situation ; mais, au lieu de rétablir l’ordre par la justice, il le rétablit par la terreur, conformément à cette loi de notre histoire qui nous ramène toujours au despotisme par l’anarchie. Il ne gouvernait pas, « il foudroyait[2], » et, se proclamant lui-même et de sa seule autorité l’exécuteur des hautes œuvres de la raison d’état, il fit de l’échafaud et du cachot les instrumens de son gouvernement. Malgré les ordonnances qui voulaient que nul ne fût soustrait à ses juges naturels, il instituait des commissions dont il désignait les membres et qui jugeaient, comme le tribunal révolutionnaire ou les cours prévôtales de la restauration, au mépris de toutes les lois[3]. Quand il

  1. Nous n’avons point à nous occuper ici de la Bastille comme forteresse. Il suffira de rappeler qu’elle fut occupée par les Anglais en 1436 et leur fut reprise peu de temps après par le comte de Richemont à la fin de la guerre de cent ans. En 1588, le duc de Guise y avait une garnison qui capitula devant Henri IV. En 1649, les frondeurs firent prisonnières les troupes royales, dont l’effectif se composait de 22 hommes, qui se rendirent après avoir essuyé le feu d’un canon qui leur envoya un boulet. Deux ans plus tard, lors du combat du faubourg Saint-Antoine, Mlle de Montpensier sauva Condé et l’armée de la fronde d’une défaite complète en faisant tirer sur l’armée royale les pièces qui garnissaient les plates-formes. On voit par là que la Bastille n’a jamais joué un rôle militaire important. Quant à l’affaire du 14 juillet 1789, on n’a jamais su exactement ce qui s’était passé. Les vainqueurs paraissent avoir singulièrement exagéré leur victoire, et les livres où il est dit que le peuple a escaladé les remparts à force de mourir à leurs pieds n’ont fait que remplacer la vérité de l’histoire par une phrase de rhétorique.
  2. C’est le mot du cardinal de Retz.
  3. C’est ainsi qu’il établit à l’Arsenal une chambre extraordinaire pour condamner d’office les individus contre lesquels le parlement ne voulait point prononcer sans les entendre, et qu’il fit condamner le maréchal de Marillac à la peine de mort par une commission composée de ses créatures ; cette commission siégea dans sa maison de campagne de Rueil.