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Combien plus sage, plus pratique, est la conduite de la chambre anglaise ! Là aussi on se préoccupe de l’économie et surtout du bon emploi des deniers publics, là personne ne s’élève contre cette vérité, « qu’il y a trop d’officiers de marine, qu’il faut en diminuer le nombre à une époque où trois ans passés à terre suffisent pour qu’un officier ne soit plus au courant, » et sans phrases on cherche les moyens d’aviser à une situation dont chacun reconnaît la gravité, mais en restant dans la raison des choses, c’est-à-dire en sauvegardant dans la mesure du possible et les titres acquis des officiers et les intérêts supérieurs de la marine nationale. Il y a là pour nous une leçon et un exemple, et comme le danger qui menace notre marine est plus sérieux que celui de la marine anglaise, — il n’y a qu’à comparer les chiffres que nous avons cités, — comme chez nous la marine n’a pas les racines puissantes qu’elle a chez nos voisins, il faut agir de la même façon, mais avec plus de décision encore. Une seule voie nous paraît sûre : offrir à tous ceux de nos officiers qui se décideraient à prendre leur retraite une pension égale à leur solde à terre, et si, comme en Angleterre, les retraites volontaires ne sont point assez nombreuses pour ramener les cadres à leurs proportions normales, trancher dans le vif, imposer cette retraite aux officiers qu’une raison quelconque fera au chef de l’état le devoir de sacrifier à cette grande chose qu’on oublie trop de nos jours et qui prime tout, l’avenir, le salut de la France.

Ces mesures, dont il nous semble difficile de contester l’urgence, seront-elles prises ? ne paraîtront-elles pas trop radicales, trop absolues, même à ceux qui n’en contesteraient ni la nécessité ni la légitimité ? Les Richelieu à la main de fer, les Colbert à « l’âme de marbre, » marchant impassibles à leur but sans se soucier d’autres considérations que le bien de l’état, sont peut-être impossibles en France à notre époque ; leur volonté puissante se briserait contre l’ignorance servie par le nombre, le véritable souverain, ou contre un faux respect de la justice envers les personnes, thème propice à de brillantes amplifications. Nos capitaines resteront-ils donc, comme par le passé, sans occasion de retremper à la mer leur vieille expérience, nos officiers continueront-ils à user leur jeunesse dans la vie énervante des ports ? Et si l’énergie, le dévoûment, le sacrifice de la vie même, sont inutiles sans cette science qu’ils ne peuvent acquérir ou conserver, le jour où la patrie les rappellerait à sa défense donneront-ils en vain et leur énergie, et leur dévoûment, et leur vie même ?


T. Aube.