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passé et devrait nous décider dès maintenant à prendre exemple, pour l’établissement de notre flotte de guerre, sur les États-Unis d’Amérique, au lieu de poursuivre, comme nous l’avons fait jusqu’en 1870, comme on conseille encore de le faire aujourd’hui, une ruineuse et chimérique rivalité avec l’Angleterre. Néanmoins, comme la protection directe de notre commerce est un des motifs les moins importans entre ceux qui ont fait prévaloir le système actuel, il convient de montrer par une rapide analyse que les mêmes causes qui ont si profondément modifié les conséquences de la victoire en ce qui touche la protection du commerce maritime ont eu, à d’autres points de vue regardés comme essentiels à la grandeur de la France, des résultats absolument identiques.

La part si considérable que la marine prit aux opérations de la guerre d’Orient, dont on peut dire qu’elle a seule assuré le succès, le débarquement à Eupatoria des armées alliées, la guerre de Chine et plus tard celle du Mexique ont consacré parmi nous l’opinion que la flotte serait en toute guerre l’auxiliaire précieux et indispensable de nos forces de terre en leur donnant une mobilité plus grande, en créant aux armées principales des diversions efficaces par le débarquement sur les rivages ennemis de corps expéditionnaires aux points vulnérables de leurs frontières, là où, l’attaque ne pouvant être prévue, la défense ne pouvait être préparée. Qu’un moment cette opinion ait été fondée, on le nierait difficilement ; mais pour combien de temps le fut-elle ? En tout cas, elle ne l’est plus aujourd’hui.

Quelles que soient les difficultés de transporter un corps de 30,000 hommes avec sa cavalerie et ses impédimenta à une distance un peu considérable, c’est une opération qu’une marine comme la nôtre pourra toujours exécuter en mer libre ; cependant, s’il est vrai que les blocus ne peuvent plus aujourd’hui être regardés comme effectifs, cette opération ne serait pas exempte, comme on se plaît à le croire, de risques sérieux, les croiseurs ennemis pouvant profiter de la nuit pour se glisser dans les rangs de la flotte de transport et y causer, grâce à la vapeur et à l’éperon, les désordres les plus graves. Mais comment s’opérera le débarquement en présence d’un ennemi préparé à cette éventualité, qu’il serait puéril d’espérer surprendre, et qui, ce que ne firent pas les Russes à Eupatoria, voudrait l’empêcher ? Supposons néanmoins que cette opération si grosse de périls et de dangers se soit heureusement effectuée, de quelle importance est à présent, avec les armées telles qu’elles sont partout constituées, un corps de 30,000 hommes, isolé, sans point d’appui, sans base d’opération, que le moindre échec accule au rivage et qui ne peut compter pour ses approvisionnemens et son ravitaillement que sur le concours incertain de sa flotte de transport ?