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sciences physiques n’était donc que des hypothèses provisoires, destinées à représenter certains groupes de phénomènes provisoirement irréductibles, mais destinées aussi à s’effacer progressivement et à disparaître les unes dans les autres, n’étant par conséquent que des étiquettes, des signes de nomenclature, des expressions conventionnelles sans valeur objective. Or, s’il en était ainsi des diverses forces reconnues jusqu’ici, pourquoi n’en serait-il pas ainsi de la force elle-même et la science a-t-elle besoin de cette dernière entité plus que de toutes les autres ? L’idée de force ne serait-elle donc autre chose, malgré la haute autorité de Leibniz, qu’une pure abstraction, un signe, une inconnue, ou encore, si l’on veut, une notion métaphysique qu’il faut laisser aux philosophes, habitués à se nourrir de ces viandes creuses, mais dont la science proprement dite n’a que faire, et qui même contredit la notion de la matière en lui prêtant une sorte de faculté que l’on ne rencontre que dans l’âme, et qui ne se révèle qu’à la conscience ? Ce point de vue ne serait pas, comme on le voit, la négation absolue de l’idée de force prise en soi, il se contenterait de l’éliminer de la science positive, comme la dernière des qualités occultes et la source même de toutes les qualités occultes.

C’est ce dernier point de vue qu’un illustre savant, M. H. Sainte-Claire Deville, a développé récemment dans son enseignement de la Sorbonne[1]. Suivant lui, la notion de force est inutile ; on peut s’en passer, du moins en chimie, et la remplacer par une expression mathématique, la quantité de mouvement. Partout où l’on parle de force, on dira quantité de mouvement, et le résultat sera le même. Or il y a tout profit à remplacer une notion obscure et vague, plus métaphysique que physique, par une notion mathématique d’une signification déterminée. M. Sainte-Claire Deville croit en outre que l’affinité chimique, aussi bien que toute autre qualité occulte, doit se ramener à un mode du mouvement, et il croit avoir fait un pas important dans cette voie. Enfin sa principale raison est que la notion de force est empruntée à la psychologie et implique la notion d’une volonté. C’est donc un véritable anthropomorphisme que d’attribuer la force à la matière. Il est facile de reconnaître dans cette habile discussion deux courans d’idées qui ne sont pas de la même source et qui aboutissent cependant au même but, d’une part le courant positiviste et nominaliste, qui réduit la force à n’être qu’une expression verbale, et de l’autre le courant du spiritualisme cartésien qui, n’admettant rien de commun entre la matière et l’esprit, ne permet pas de transporter à l’une les attributs de l’autre. C’est avec ces deux tendances que le dynamisme leibnizien est tenu de s’expliquer.

  1. Revue des cours scientifiques, 11 janvier 1868.