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II

A côté ou au-dessous-du clergé noir se trouve le clergé blanc, le clergé séculier et marié. C’est lui qui, à proprement parler, forme cette classe sacerdotale qui jusqu’à ces dernières années était une corporation héréditaire, une vraie caste fermée, une sorte de tribu vouée au service de l’autel. Ce singulier système s’était établi peu à peu : le lévitisme était la conséquence du servage et de la constitution de la société civile. Le serf lié à la terre ne pouvait entrer dans l’état ecclésiastique sans frustrer son seigneur ; le noble, propriétaire de serfs, ne pouvait devenir prêtre sans renoncer à ses serfs et aux privilèges de sa classe. Dans de telles conditions, le recrutement du clergé ne pouvait se faire que par lui-même. Il dut y avoir une classe attachée à l’autel, comme il y en avait une attachée à la terre. C’est ce qui advint ; les fils de popes furent obligés de fréquenter les écoles destinées à la préparation du clergé, et les emplois ecclésiastiques furent réservés aux élèves de ces écoles. La coutume ayant rendu le mariage des popes obligatoire, il fallait leur assurer des femmes, à leurs filles il fallait assurer un établissement. Les filles de popes furent destinées aux clercs, et les clercs aux filles de popes. Aux filles comme aux fils du clergé ; il fallut une autorisation spéciale pour sortir de la classe sacerdotale et se marier en dehors d’elle. Ainsi partie fait même des besoins de la société, le clergé russe, avec ses femmes et ses enfans, se trouva constitué en véritable caste. En dédommagement de cette sorte de servitude sacrée, il reçut certains avantages : on le compta au nombre des classes privilégiées. Il fut exempt du service militaire, exempt des impôts personnels, exempt de châtimens corporels, précieuses prérogatives, si elles avaient toujours été respectées. Cette constitution du clergé tenait à l’état de choses sorti du servage, elle devait cesser avec lui. En 1864, trois ans après la loi d’émancipation des serfs, l’empereur Alexandre II abrogea la caste sacerdotale ; l’accès du sanctuaire fut ouvert à toutes les classes, et toutes les carrières furent ouvertes aux enfans du clergé. Cette émancipation du corps ecclésiastique est une des grandes réformes d’un règne qui en compte tant ; elle n’entrera vraiment dans le domaine des faits, elle ne produira ses conséquences que dans un temps assez éloigné. Si la loi permet au clergé de se recruter en dehors de lui-même, les mœurs le lui rendent encore difficile. Tant que les autres classes de la nation, le noble, le marchand, le paysan, seront, par leur éducation ou par des liens civils, retenus en dehors du sacerdoce, le clergé restera dans le peuple une classe à part.