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passaient chez elles leur journée, ne voyaient personne, cultivaient quelques fleurs, faisaient de la musique, venaient chez la reine pour le cavagnole, puis se couchaient de bonne heure.

Telle était l’uniformité et la monotonie de cette vie que, Mesdames étant allées chez leur père, le 22 juin 1746, à cinq heures après midi, c’est-à-dire à un moment de la journée où elles n’avaient pas accoutumé d’y aller, ce fut un événement « extraordinaire » qui mit toute la cour en émoi. Le dénoûment d’une tragi-comédie approchait. On apprit tout à coup qu’une des dames attachées aux princesses, la charmante Mme d’Andlau, allait être envoyée à la Bastille, puisqu’elle avait reçu l’ordre de partir pour Strasbourg. Or cette jeune femme toute gracieuse, élégante, spirituelle, était fort aimée d’Henriette et d’Adélaïde, qu’elle suivait toujours à la chasse ; c’étaient elles pourtant qui étaient cause de sa disgrâce. Deux mois auparavant, le mercredi saint, Adélaïde avait tenu entre ses mains, regardé, feuilleté et certainement parcouru, non sans un trouble bien naturel, certain livre qu’on ne lit plus guère, mais qu’on lisait beaucoup au dernier siècle, et dans le meilleur monde. Avec la légèreté d’esprit et de causerie de la société d’alors, quand les femmes les plus polies se vantaient d’être esprits-forts, et que le relâchement des mœurs dans les couvens défrayait l’innocente gaîté des honnêtes gens, un tel livre n’était qu’une amusante historiette de moinerie, un peu gauloise sans doute, mais tout à fait propre à chasser les vapeurs. Il s’agit du Portier des Chartreux, illustré, comme on sait, de gravures très libres. Certes ce n’était pas un ouvrage à mettre entre les mains d’une vierge de quatorze ans, quelque précocité qu’elle eût laissée paraître dans son admiration pour Judith. Mais Mme d’Andlau était-elle coupable, l’était-elle autant qu’il semblait ? Curieuse et espiègle comme on la connaît, Adélaïde n’a-t-elle pas plutôt pris le livre par manière de badinage, et après mille baisers et folâtreries, dans la poche même de sa gentille dame de compagnie ? Celle-ci peut ne s’en être point tout d’abord aperçue ; eût-elle, en rougissant un peu, redemandé son livre, le dépit et la colère devaient rendre si jolie la mine de Mme d’Andlau que la maligne enfant se sera mise à rire en protestant qu’elle ne savait ce qu’elle avait pu faire du petit volume. Elle l’avait caché ; l’intérêt croissant de sa lecture l’empêchait de le rendre. C’est l’avis du duc de Luynes, qui mieux que personne était en état de savoir le fin des choses. « Ceux qui connaissent Mme d’Andlau, écrit-il, ont bien de la peine à se persuader qu’ayant tant d’esprit et d’usage du monde elle ait pu faire l’extrême imprudence de donner un pareil livre. » Quoi qu’il en soit, du 6 avril au 22 juin environ, le livre put être lu et relu à loisir dans la jeune famille de Louis XV. Henriette l’eut après sa sœur, puis ce fut le tour du dauphin et de la dauphine : l’état de mariage