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sur elle-même, jette à la dérobée des regards d’envie sur le cloître, médite des projets d’évasion. De son père elle tient sa dissimulation, de sa mère quelques saillies d’esprit baroques. Sans vulgaire méchanceté, elle ignore pourtant ce que c’est que la bonté. Le fond de son caractère est un composé de petites passions mesquines, de vanité blessée, d’ambition inassouvie. La dernière des filles de France à la cour, elle sera dans un monastère la première des carmélites de la chrétienté. Elle sait qu’elle ne peut être Adélaïde ; elle peut encore moins se résigner à la vie molle, innocente et facile de sa sœur Victoire. Jour et nuit, sa tête travaille, s’ingénie, subtilise. On la verra devenir casuiste ; elle fut toujours intrigante.

Lorsqu’en 1739 le roi déclara le mariage d’Elisabeth avec le troisième fils de Philippe V, roi d’Espagne, cette princesse avait douze ans, ainsi que sa sœur Henriette, le dauphin en avait dix, Adélaïde était de trois ans moins âgée : c’étaient les seuls enfans de France qui fussent à Versailles. Victoire, Sophie et Louise étaient pour bien des années encore à l’abbaye de Fontevrault, où le cardinal Fleury, par raison d’économie, avait décidé qu’elles seraient élevées. Les cérémonies d’un très grand caractère qui eurent lieu à Versailles, les fêtes magnifiques que Paris et la France donnèrent à la jeune infante, sont racontées dans les mémoires du temps. L’impression qu’on emporte de l’éblouissant spectacle de ces fiançailles n’est point des meilleures. Le cardinal-ministre n’est pas seul à considérer d’un œil chagrin ce faste et ces dépenses si peu en rapport avec l’état des finances du royaume. Le peuple se réjouit par tradition : c’était et c’est encore son habitude lorsque les cloches sonnent à toute volée et que l’on doit tirer le feu d’artifice. Cependant, depuis les dernières années du règne de Louis XIV, un esprit nouveau ou plutôt un réveil du vieil esprit gaulois travaille le populaire : les têtes fermentent ; on raisonne dans les cafés, on lit les gazettes, on chansonne chacun et toute chose, dans la rue et dans les salons, sans épargner la cour et la religion ; bref, à Paris, c’en est fait déjà du prestige de l’autorité sous toutes ses formes. Or sans ces « cordes d’imagination » dont parle Pascal, sans les préjugés séculaires, sans le respect inconscient et inné qui pendant mille ans avait assuré l’empire de la noblesse conquérante et de la dynastie capétienne sur notre pays, il était impossible que l’ancien ordre de choses subsistât. Une révolution politique et sociale était imminente : on en parlait à Versailles même, bientôt on en discourra tout haut à quelques pas du roi, dans l’entresol de Quesnay ; le marquis d’Argenson a prononcé le mot, pressenti, annoncé la catastrophe ; Louis XV enfin, qui avait une assez claire conscience que les choses ne dureraient guère après lui, Louis XV, dans une lettre au duc de Choiseul, parle de « la multitude républicaine : » il la voit déjà étendre