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rouge de Cambridge, ombragés de beaux ormes séculaires, ce parc sans fin qui s’étend de colline en colline, et où la rudesse d’une terre de granit est cachée sous une riche végétation et la grâce de mille coquettes habitations ?

La liberté de la campagne encourageait la liberté des discours, et Sumner se plaisait à raconter tout ce qu’il avait vu depuis le commencement de la guerre, ses émotions, ses doutes, ses angoisses, ses espérances. Je vis dès lors percer avec quelque regret le germe des défiances qui devaient plus tard le séparer du gouvernement. Il n’y a pas de vertu plus difficile aux politiques qui ne sont point animés d’ambitions vulgaires que de savoir se contenter : les âmes délicates, nobles, éprises du bien, sont sans cesse froissées dans la mêlée des affaires publiques. Il y avait même alors, dans la conduite de Lincoln et surtout dans celle de M. Seward, des choses qui pouvaient inquiéter Sumner ; mais Sumner ne tenait peut-être pas assez de compte des difficultés qui s’attachent, comme une robe de Nessus, à l’exercice du pouvoir. Il donnait et retirait en même temps sa confiance, bien qu’en politique il soit non-seulement nécessaire, mais encore prudent de sembler accorder la confiance même quand on ne l’éprouve pas. M. Seward était sans cesse hanté par la crainte de la guerre extérieure, en même temps que jaloux de ne jamais tenir un langage indigne de son grand pays. Lincoln, soutenu au pouvoir par tous les bons citoyens, ne pouvait blesser inutilement leurs passions. Autour d’eux s’agitait cette tourbe d’hommes qui, dans les pays démocratiques, remplacent les courtisans, valets aussi avides, serviteurs aussi fourbes, décidés à bâtir leur fortune sur les faiblesses des hommes et le caprice des événemens. Sumner vivait à des étages si élevés qu’il ne pouvait admettre un instant qu’on se servît d’instrumens vils, et pourtant sa candeur le livra plus d’une fois lui-même à des intrigans qui le nourrissaient de grandes paroles. Si la fortune l’avait mis à ce moment critique au faîte du pouvoir, il eût sans doute parlé et agi parfois autrement que Seward et Lincoln ; nous doutons s’il eût été plus utile à son pays. Peu de jours après, j’allai avec lui voir Garrison au bureau de la société abolitioniste. Nous entrâmes dans une salle encombrée de journaux, de pamphlets. De temps en temps, un homme de couleur entrait, sortait, venait prendre des ordres, Garrison arriva bientôt. Il voulut bien m’accueillir comme une vieille connaissance ; je fus frappé d’un grand air de douceur sur la figure pâle, amaigrie, de cet homme si longtemps regardé comme un fanatique. Sa sagesse politique me toucha. Je fus heureux de lui entendre dire devant Sumner ces paroles : « notre plus cher désir, à nous autres abolitionistes, c’est de disparaître, de devenir