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me touchaient de très près noua entre nous des liens qui devaient toujours aller en se resserrant. Les premières impressions sont d’ordinaire les plus vives : je revois Sumner à cette époque, de haute taille, la tête chargée d’une riche chevelure, imposant, souriant volontiers malgré ses souffrances ; ses traits avaient de la noblesse, sa voix était grave, lourde, lente ; toute sa personne donnait l’impression d’une grande force au repos. Il me sied à peine de parler de son exquise courtoisie, de sa bonté ; son esprit était insatiable, il voulait tout savoir, les hommes, les choses, non pour satisfaire une curiosité stérile, mais en homme d’état qui ne dédaigne rien et qui observe sans cesse. Sumner partagea le temps qu’il passa en Europe entre la France et l’Angleterre ; il reçut dans ce dernier pays l’accueil le plus flatteur. La haute aristocratie caressa en lui une sorte de martyr, trouvant ainsi un moyen facile de faire éclater son zèle pour la cause de l’émancipation. Il n’y a pas au monde une société qui puisse et sache entourer de séductions plus variées ceux qu’elle veut gagner et, pour ainsi dire, faire siens, qui mêle plus savamment des desseins politiques à ses plaisirs, à ses amusemens et jusqu’à ses émotions véritables. Il n’y en a peut-être pas non plus qui sache mieux discerner l’homme sous l’homme d’état et mettre une estime réelle à la place d’hommages d’abord calculés, quand elle trouve quelqu’un qui vaille cette estime. Le bruit des ovations devait passer, la popularité s’évanouir ; quelques amitiés lui restèrent toujours fidèles, même quand il fut contraint plus tard de dénoncer dans le sénat américain la conduite de l’Angleterre en des termes que la désillusion, l’admiration et la confiance trompées rendaient encore plus amers.

En France, la société impériale attira peu M. Sumner ; ses idées politiques, en même temps que ses goûts littéraires, l’entraînaient plutôt vers les anciens parlementaires, M. Guizot, M. de Montalembert, le duc de Broglie, M. de Tocqueville ; il aimait mieux les derniers reflets de ces pures renommées que l’éclat des fortunes nouvelles. L’empire ne lui paraissait qu’un accident, une aventure ; il s’étonnait pourtant de voir le parti vaincu si désespéré, préférant, si cela peut se dire, ses regrets à ses espérances, parfois aussi le souvenir de ses fautes au souvenir de ses victoires. Il s’étonnait de voir les forces libérales semblables à un faisceau défait que nulle main n’avait ni la force ni même le goût de renouer, tant de qualités, de vertus, usées dans une triste solitude fermée à la jeunesse, au souffle des temps nouveaux, à l’espérance. Tandis que la plupart de ses compatriotes ne venaient à Paris que pour jouir des splendeurs d’une capitale que le nouveau souverain transformait comme avec une baguette magique, il aimait à descendre sur les bords de ce Styx